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11/03/2010

Picasso, anatomie picturale d'un mythe

 

 

( L'index se trouve dans "A propos" )

 


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Il y a une dizaine d’années, un groupe de sculptures africaines était exposé dans une galerie d’arts primitifs de la rue Jacques Callot à Paris. L’une d’elle, de taille humaine, présentait —à l’insu du directeur de le galerie— une insolite ressemblance avec Picasso.
Cet involontaire portrait de l’auteur de Guernica, réalisé dans les années quarante, est l’œuvre d’un sculpteur anonyme du Sukumaland (Tanzanie).

 

 

1

Avant-propos


Cet essai est issu du surprenant constat, pour qui s’intéresse de près à l’œuvre de Picasso, que l'importante
production littéraire qu’elle a engendrée ne permet pas d’y distinguer un texte qui fasse vraiment référence. Opinion que Catherine Millet, rédactrice en chef de la revue Art Press, partage avec l’auteur.
Ce constat est aggravé par le fait que nombre de ces ouvrages, qu’ils soient rédigés d’une façon savante ou destinés à la vulgarisation, comportent des erreurs et méprises de tous ordres.
Pour qui se donne la peine d’être attentif, Picasso peut ainsi apparaître comme le peintre le plus célèbre du XXème siècle et le plus mal perçu.
Des études sérieuses ayant été effectuées sur les premières époques du peintre —la période cubiste, relativement bien étudiée, est un moment privilégié de l’histoire de l’art et de la critique d’art—, cet essai, qui comporte de nombreuses informations nouvelles sur le travail de Picasso, commence peu après l’exécution des Demoiselles d’Avignon pour finir pratiquement à la mort du peintre.
Il peut être considéré par certains aspects comme un guide parallèle du musée Picasso de Paris ; complémentaire des ouvrages conçus par les conservateurs ; parfois en contradiction avec eux. Certaines œuvres y sont abordées brièvement ; d’autres, propices à l’approfondissement de quelques points importants sont accompagnées d’une notice élargie. Quelques œuvres qui n’appartiennent pas aux collections du musée ont été incluses pour mieux illustrer certains propos. Cette partie propose quelques réflexions et mises au point sur les différents problèmes que pose l’œuvre de Picasso dans son ensemble.
Cet essai est également constitué d’un chapitre intitulé Les mains peintes par Picasso, première étude typologique de l’œuvre dans sa totalité.
Enfin, d’un post-scriptum qui reconsidère sous un aspect contradictoire le mythe du Mystère Picasso abordé au cours du deuxième chapitre.

Chaque livre nouveau qui a l’art pour objet est l’occasion de poser la question de sa nécessité, de s’interroger sur l’urgence de sa rédaction.
La publication d’un nouvel essai sur Picasso pourrait paraître superflue : nous avons de bonnes raisons de supposer que tout a été dit sur sa vie comme sur son œuvre. Il est vrai que de nombreux ouvrages ont parus. Cependant si l’on s’arme d’attention et de curiosité, il n’est pas difficile de constater que chaque nouvelle parution n’a fait que redire, à peu de chose près, le contenu des précédentes. Car si l’on a abondamment écrit sur Pablo Picasso, on s’est aussi beaucoup répété. Et en ce qui concerne son œuvre, beaucoup reste encore à dire, et surtout à faire. C’est ce que ce livre tentera de rendre évident.
Il intéressera probablement plus les amateurs d’art que les professionnels de la peinture qui, depuis leur sortie de l’école du Louvre et autres facultés, sont pour nombre d’entre eux trop souvent empêtrés dans leurs certitudes autant que dans leurs désarrois. Une expérience qui a eu lieu à Toronto il y a quelques années avec l’aide de l’Unesco est sur ce point révélatrice. Se voulant une enquête sur l’attitude du public à l’égard de l’art moderne, elle a surtout révélé l’incapacité de ses instigateurs à sélectionner les œuvres clés nécessaires à ce genre d’étude. Elle fut pourtant réalisée sous les auspices du Conseil International des Musées. Cette enquête, issue du constat d’un net désintérêt éprouvé par les visiteurs des musées pour les expositions d’art du 20ème siècle, avait pour titre : Attitude du public à l’égard de l’art moderne. Il a fallu à ses auteurs plus d’une année pour sélectionner les 220 reproductions qui furent soumises aux personnes interrogées. Le choix de ces reproductions et la manière dont elles furent groupées par lots frôlent pour certains assemblages et pour certains thèmes l’inconscience : l’un de ces groupes fut ainsi désigné sous le thème : “Figures en communication silencieuse”, thème, qui, dans le domaine de la peinture moderne n’a pas de signification. Il serait facile de trouver d’autres exemples.

L’enseignement des arts dits plastiques est à revoir en profondeur et à tous les niveaux. Une refonte dans ce domaine sera encore plus difficile que dans d’autres, car notre réflexion sur les arts s’appuie d’un côté sur un inconsistant flou artistique, de l’autre sur un desséchant discours intellectuel. Car si la peinture et la sculpture, qui évoluent probablement aussi vite que les sciences mais ont peu de rapport de nature avec elles, n’ont heureusement pas de garde-fou, les écrits qui s’y rapportent non plus ; c’est bien là le nœud du problème. La critique d’art est le lieu idéal des phrases creuses, de l’auto satisfaction, de l’auto-analyse inconsciente. Le narcissisme, l’envie de briller, la tentation “d’être profond”, le désir de faire —en plus— œuvre d’écrivain, rendent tout écrit sur l’art suspect.
En fait, c’est le monde des beaux-arts dans son ensemble qui pose de sérieux et multiples problèmes. La critique d’art n’est que l’émanation écrite du phénomène. Car si les conservateurs de musées et autres responsable de même niveau qui s’occupent d’art, savent assez souvent distinguer et mettre en évidence les mouvements et les émergences qui caractérisent la peinture et la sculpture de notre époque, ils rédigent tout aussi souvent des textes et prennent des décisions qui donneront aux historiens de demain l’occasion de se faire une idée de la confusion dans laquelle nous aurons vécu notre temps.
Ces responsables existent aujourd’hui comme hier. Ils forment —comme hier— un milieu dans lequel on se reconnaît d’abord par la forme du langage. Il fut un temps où le mot “illettré” désignait simplement celui qui n’entendait pas le latin. Les beaux esprits cachaient leur ignorance par l’usage d’une langue qui n’était comprise que d’eux seuls. Le vingtième siècle a aussi son latin, qui heureusement n’arrive pas à nous convaincre que nous sommes des illettrés tant il s’épuise en séductions, en artifices, pour nous persuader de la profondeur des vues et de la justesse des choix de ceux qui le pratiquent.
Pour autant, et c’est une consolation ambiguë, l’usage de cette langue est malgré tout le plus souvent sincère. Cela prouve que faire son travail avec sérieux et conviction n’empêche pas de se tromper.

En tenant à part les artistes, qui forment une espèce particulière d’où viennent les réflexions et les idées les plus justes, on pourrait imaginer que trois castes principales constituent le milieu des beaux-arts :
Une caste du “1er degré”, riche de bonnes intentions, dans laquelle on aborde l’art d’une manière sentimentale. Ses limites sont évidentes.
Une caste “littéraire”, hantée par l’écriture et la considération.
Une caste “intellectuelle”, qui se satisfait d’un discours compliqué, hermétique, élitiste.
Que nous le voulions ou non, lorsque nous écrivons sur l’art nous appartenons à l’une de ces familles. Etre lucide n’offre qu’une alternative : cesser d’écrire ou se révolter. Choix difficile, car si ranger sa plume n’apporte guère plus qu’une délectation romantique, la révolte ressemble trop souvent à un règlement de compte.
Rien cependant n’est jamais simple ; les bons ne sont pas d’un côté et les intouchables de l’autre. Les artistes eux-mêmes ont leur part de responsabilité dans ce malaise. La sagesse nous dirait que le monde des arts plastiques étant aussi complexe que flou, personne n’est coupable d’aucune “faute” et que le temps décante les choses.
L’avenir se conjuguant d’abord au présent, peut-être devrions-nous tenter de mettre un peu d’ordre dans nos affaires actuelles et dans ce qui nous semble acquis ?

 

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2

Le mythe



Voici donc une partie importante de l’œuvre de Picasso installée définitivement à Paris.
Cet artiste hors du commun aura malgré lui suscité bien des difficultés. Le public est depuis toujours déconcerté par ses peintures autant que par ses sculptures. Les étudiants en arts plastiques que l’on rencontre aujourd’hui dans les salles de l’Hôtel Salé sont aussi perdus dans ce nouveau musée qu’ils l’étaient ailleurs. Ils choisissent souvent les oeuvres les moins intéressantes pour faire leur croquis sur le vif.
Les peintres parlent peu de Picasso, comme s’ils voulaient cacher que son génie les obsède ; car si Picasso a presque tout ouvert il a aussi presque tout fermé. Visiter une de ses expositions peut être pour un peintre très décourageant. Cela peut heureusement aussi donner envie de peindre. Pour autant, les plasticiens qui reconstruisent la figure et l’anatomie humaine, s’ils ne puisent pas chez les primitifs —en prenant avec eux une distance respectable—, chez les inventeurs de l’Art Brut et autres singuliers, croisent ou croiseront tôt ou tard la route du ‘monstre” et ne pourront être que des suiveurs.
Mais le plus grand problème que Picasso a posé consiste à comprendre son œuvre. Cet écueil gène autant les professionnels (critiques, conservateurs) que l’amateur d’art.
Cet embarras à saisir l’univers du Monstre explique le délire littéraire qui l’a très vite enferme dans un climat de légendes. Climat qui tôt ou tard devait aboutir au “ Mystère Picasso“.
Là où il y a mystère il y a démesure, confusions, méprises. Les musées et les ouvrages qui lui sont consacrés sont le plus souvent aussi riches en erreurs qu’en oeuvres. Des pièces mineures sont surestimées, et —il est vrai plus rarement— des oeuvres majeures n’ont qu’un petit coin de mur, un petit bout de page pour exister. Il y a bien un mystère Picasso, mais il se joue au premier degré, sur la surface peinte elle-même, dans cet agencement de formes et de couleurs qu’on nomme peinture, évident et cache, visible mais confidentiel, un peu comme sont définis les mystères dont parlent les anciennes écritures. Ouvert mais chiffré, Picasso semble être “dans la confidence des dieux”. D’ou cette insoluble difficulté : ce qu’il offre si simplement à notre regard est occulté par la complexité de l’univers formel qu’il propose. Plus encore que Paul Klee, il est le peintre de la révélation : l’approche réelle de ses oeuvres les plus fortes exige une compréhension aiguë du phénomène plastique.

Ce n’est pas un hasard si la petite histoire et le sentimental jouent un rôle important dans notre approche de certaines toiles surestimées. Dans une nature morte célèbre au sujet ambigu et dont l’intérêt pictural est très relatif (Grande nature morte au guéridon, que nous verrons plus loin) se cache le portrait d’une femme aimée secrètement, sur lequel on s’est étendu en des pages voluptueuses. Comme si, dans les oeuvres de ce peintre trop inventif, trop férocement destructeur de formes, l’anecdote rassurait. Comme si une plume trempée dans une encre sentimentale nous rendait le génie plus proche. Quelqu’un a écrit sur ce nouveau musée qu’on y découvrait un Picasso inattendu : humain. Curieuse affirmation, car on peut se demander ce que Picasso a bien pu peindre d’autre que l’humain. En fait, l’anecdote permet de noircir du papier quand, subjugués, nous ne savons plus quoi dire. Ce grand sensuel refait le monde a partir de ses compagnes, de ses enfants et de leurs jouets. Devant les plus belles oeuvres du musée on a envie de dire : “Picasso peintre intimiste !” Quand Picasso peint la mythologie ou les courses de taureaux il n’a —picturalement— pas grand-chose à dire (1). Il a somme toute une inspiration assez banale ; ce qui est la marque d’une grande personnalité.
La preuve de la banalité de son inspiration, ou, plus justement, du relatif désintérêt qu’il éprouvait pour les sujets “recherchés”, “graves”, pourrait être vue dans la très grande floraison de toiles —en dehors des innombrables nus et femmes assises— qui ont la peinture elle-même pour sujet : autoportraits, peintre devant son chevalet, et surtout peintre et son modèle, qui depuis les années cinquante jusqu’a la fin abondent. Cependant, si l’on regarde l’oeuvre dans son ensemble, les sujets sont plus variés qu’il n’y paraît. C’est l’étendue de l’œuvre et la prédilection accordée aux sujets intimistes qui peuvent donner l’impression d’une inspiration limitée : nous passons plus de temps a regarder vivre nos conjoints, nos enfants et nos animaux domestiques qu’a nous interroger sur les mythologies ou les drames qui bouleversent le monde. Picasso est passionné par la vie ordinaire, par ce qui s’offre immédiatement à son regard, par le bonheur et le mal-être quotidien. Nous trouvons dans son oeuvre la plupart des activités et états qui forment le tissu de la vie courante. Nous y verrons jusqu’a la femme représentée dans l’accomplissement de ses fonctions naturelles, dont La pisseuse conservée à l’Hôtel Salé n’est pas la seule représentante. Il existe d’autres toiles, plus crues encore, mais de lecture moins aisées.
Lorsque nous supposons qu’avec ces œuvres-là Picasso tente de se montrer original nous nous trompons : leur nombre très restreint contrarie l’hypothèse d’une provocation narcissique. Quelles que fussent les outrances et les incongruités de sa vie publique et privée, Picasso nous provoque d’abord par la force et l’étendue de son talent. En fait, il raconte la vie d’un homme exceptionnellement sensuel, doué pour assumer ce qui n’est pour nous dans la plupart des cas qu’une attente plus ou moins confortable, et qui est pour lui un indéfectible temps présent. Il peint son journal intime.
Pour Picasso tout est prétexte à peindre, tout est forme (et secondairement couleur). Son pied bute sur une brique dans son atelier : il la ramasse et la couvre avec des restes de peinture. Trois bouts de bois assemblés par deux clous font en quelques minutes une sculpture. Tout est sujet, jusqu’aux objets sans grâce qu’il fait entrer en peinture. Moins chercheur qu’inventeur il part de tout et de rien. Lorsqu’il dit “Je ne cherche pas, je trouve” il ne plaisante pas.
Picasso, c’est d’abord la forme. Si son œuvre était conçue en noir, blanc, et gris, elle serait encore magistrale. Remarquable coloriste dans ses moments les plus sûrs, il nous offre parfois des anti-peintures, fortes surtout par le geste, par le dessin, et dont le vrai sujet est la liberté, l’acte créateur lui-même. Le vrai Picasso, c’est la forme essentielle, la couleur essentielle. Il est plus grand lorsqu’il utilise les moyens les plus simples. Quand il peint la fabuleuse série des Guernica il se limite au noir, blanc, et gris (2). Il serait sans doute injuste de trop minimiser l’importance de l’événement historique dans Guernica ; cette toile est certainement le plus puissant tableau à thème politique qui fut jamais peint. Mais quand Picasso le brosse il reste, malgré sa colère, indéfectiblement peintre, il écrit encore sur la peinture (3). Dès son premier état graphique, Guernica devient, malgré le poids de l’histoire, l’occasion d’un surpassement. Etre choqué par cette affirmation c’est ne pas comprendre que l’acte créateur fait du peintre un solitaire assujetti à sa seule véritable passion : la peinture.
Il nous est très difficile —presque impossible— d’aborder librement une oeuvre d’art. Quelle que soit la sérénité qui nous habite. Sans doute à cause d’une distraction congénitale (4). L’art, qu’on dit libérateur, n’est peut-être qu’une des illusions créées par l’évolution pour nous faire oublier —comme l’a dit Rimbaud— que nous sommes absents au monde. Cette notion d’absence est ici ambiguë : elle désigne à la fois le vide, la vacance, en même temps que la distraction, le flot anarchique, incontrôlable, de nos pensées. Elle tente de traduire le fait que nous croyons penser alors que nous sommes pensés. Elle nous suppose somnambules.
Notre attitude vis-à-vis du cinéma est sur ce point révélatrice : convaincus du talent exceptionnel des cinéastes qui nous semblent majeurs, nous aimons aussi, trompés par l’intérêt passionnel que nous leur portons, leurs films les moins réussis. Comme si nous avions décidé une fois pour toutes que des personnalités fortes ne pouvaient engendrer que des œuvres importantes. Les grands cinéastes, réalisateurs de films très justement dits “d’auteur”, tels Bunel ou Bergman, nous ont offert très tôt des œuvres qui exprimaient en profondeur leur perception du monde, leur poésie intérieure. Pour des raisons évidentes, les peintres peuvent s’exprimer plus aisément que les cinéastes. La quantité de dessins et de peintures sortis des mains de Picasso est fabuleuse : le catalogue Zervos en recense à lui seul plus de 16000. Peindre ou sculpter lui était aussi nécessaire que respirer. Sa prodigalité a eu pour résultat d’avoir certains jours peu ou rien à dire.
Cet essai n’a d’autre but que de tenter d’aiguiser notre regard. Car si l’on admet que Picasso est un génie, l’a priori : Picasso = chef-d’œuvre est une aberration. Un artiste (5) qui a conçu tant d’œuvres n’a pu chaque fois aboutir à une réussite. L’œuvre de Paul Klee, moins luxuriante mais elle aussi complexe, comporte également de nombreux échecs (6).



(1) Les toiles et les dessins réussis sur ce thème ne sont pas aussi nombreux qu’on l’a dit. Il est vrai que ceux qui le sont constituent les chefs-d’œuvre du genre.


(2) Subtilement rehaussés par des bruns et des bleus légers dont la plupart des reproductions ne peuvent rendre compte.

(3)  “Guernica n’est pas davantage, malgré sa complexité, une œuvre à programme, mais une image, presque un instantané, née de la réaction de l’artiste à un des épisodes les plus dramatiques et cruels de la guerre civile. (…) L’analyse des divers états du tableau nous montre qu’une fois le décor du drame planté et les personnages réunis, Picasso se préoccupe beaucoup plus de problèmes de composition que de signification symbolique ou morale.” André Fermigier, Picasso, Livre de poche Art, 1969.

(4) Dans la Lettre à Paul Dermée, écrite en 1917 lors d’un moment de collaboration avec Picasso, Jean Cocteau se plaint de l’inattention portée par le public à la musique d’Erik Satie. La distraction est ici exemplaire puisqu’elle nous montre enclins à recevoir une musique selon le titre qu’elle porte : “(…)En face de cette pile de myopies, d’incultures, d’insensibilités, je pense aux mois admirables où nous avons, Satie, Picasso et moi, aimé, cherché, ébauché, combiné peu à peu cette petite chose si pleine et dont la pudeur consiste justement à n’être pas agressive. L’idée m’en est venue pendant une permission d’avril 1915 (j’étais alors aux armées) en écoutant Satie jouer à quatre mains avec Viñes ses “Morceaux en forme de poire”. Le titre déroute. Une attitude d’humoriste, qui date de Montmartre, empêche le public distrait d’entendre comme il faut la musique du bon maître d’Arcueil… “.

(5) Quand on parle de Picasso, le mot artiste a quelque chose d’inconvenant. Il ne l’aimait d’ailleurs pas beaucoup lui-même.

(6) Le mot échec ne désigne pas ici les oeuvres —fascinantes d’étrangeté— qui semblent chez Paul Klee être issues du néant ou y aboutir, œuvres rarement reproduites dans les ouvrages de vulgarisation, mais bien celles, dessins et peintures, qui dérivent vers des phénomènes décoratifs et sont abondamment vulgarisées. Ces oeuvres d’intérêt discutable voisinent ainsi dans de nombreux livres avec des pièces admirables sans que soit faite entre elles de réelle distinction. L’œuvre de Paul Klee, comme celle de Picasso, est très souvent mal perçue. Ces deux géants de la peinture, aussi dissemblables qu’ils puissent être, ont en commun la richesse de leur imagination et l’étendue de leur connaissance, Klee explorant microcosme et macrocosme avec un sens poétique incomparable, Picasso jeté dans une quête insatiable de la puissance et du dépassement, provoquant l’un comme l’autre dans les phases aiguës de leur génie l’abandon immédiat de leurs découvertes et la propre négation de leur art.
A leur sujet on peut être tenté de donner au mot connaissance son sens Claudélien de “naître avec”. Deux personnalités aussi fortes, aussi singulièrement “douées” furent très tôt armées pour poser a la critique d’art de multiples et embarrassantes questions.

 

 

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3

Les erreurs

 


“Je ne vois pas pourquoi tant de monde s’occupe d’art, lui demande des comptes, et à son sujet laisse libre cours à sa propre sottise.” Pablo Picasso

Monstrueuse excroissance du talent, bouffon d’un roi qui n’était autre que lui-même, Picasso a malgré lui plongé les plus brillants de ses contemporains dans l’embarras. Il avait lui, très tôt, dépassé la brillance pour être —comme tout vrai poète— insaisissable.
Les malentendus qui touchent son oeuvre sont très nombreux et concernent autant les ouvrages dits de vulgarisation que ceux de rédaction supposée savante. Ils relèvent des plus modestes auteurs comme des plus connus.
Parmi les auteurs relativement secondaires, Roger Baschet nous apprend, dans le deuxième volume de La peinture Contemporaine, gros ouvrage de vulgarisation par ailleurs acceptable, qu’” il n’est pas rare que les personnages de Picasso aient trois yeux et deux bouches “. Chercher une seule œuvre correspondant à cette description serait vain (1). On admettra que cette affirmation, compréhensible de la part du simple amateur d’art, qui n’est pas armé pour dénouer les fils de la légende, est étonnamment primaire sous la plume d’un auteur qui se propose de nous expliquer Picasso.
Dans le catalogue de l’exposition Hommage à Picasso ( Paris, Grand Palais, 1967 ), qui présente en frontispice un insipide Portrait de Jacqueline, le futur conservateur en chef du musée national d’Art Moderne (il sera nomme l’année suivante) ajoute le Buffet de Vauvenargues, toile mineure, non aboutie, à la liste des “monuments de notre siècle”.
Ce même catalogue nous donne à lire un texte de Paul Eluard si profond que sa plume parait s’y perdre : moment d’absence ou il semble oublier que la profondeur, comme l‘originalité et la grâce, ne nous est donnée que lorsque nous n’y pensons plus. Il s’agit du célèbre “Je parle de ce qui est bien”, paru pour la première fois en 1944 dans la revue Labyrinthe, maintes fois reproduit depuis, et qu’on reproduira encore tant il semble inspiré.

 

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Tête d’homme - 1971



La vague tête d’artiste, œuvre dépourvue d’intérêt reproduite ci-dessus, a été choisie pour illustrer le catalogue de l’exposition du Palais des Papes d’Avignon en 1970.
Ce catalogue malchanceux a par ailleurs permis à René Char d’écrire quelques curiosités d’une rare indigence : “La vie nous peint et la mort nous dessine en 201 tableaux ( 201 était le nombre de toiles exposées ) (…) le sarcasme et la grâce toujours pressée (…) le long voyage de l’énergie de l’univers de l’art”, etc.
Ce qui fait la force d’un poème, le choc des mots, les libertés prises avec la langue, dérive naturellement vers le superficiel lorsque l’on écrit sur l’art. Car le langage plastique, qui s’autorise comme l’écrit des audaces, a lui aussi ses règles qui sont le plus souvent mal connues de ceux dont le métier consiste d’abord à écrire. Le vert sera toujours complémentaire du rouge, un objet clair vu sur un fond sombre paraîtra toujours plus grand : “Les mêmes principes et les mêmes éléments se retrouvent dans toute expérience artistique ” (Picasso).
Ceci demanderait évidemment à être approfondi : les audaces prises avec les règles (la façon de désobéir), exprimant autant que sa vision du monde la singularité du peintre. Ecrire sur la peinture c’est se servir d’un outil difficile pour décrire des objets compliqués.
Bien que son métier consistât d’abord à savoir observer, le photographe David Douglas Duncan, auteur de plusieurs ouvrages sur Picasso, croyait voir le Saint-Esprit flottant au-dessus de la Vierge dans la toile intitulée Repos pendant la fuite en Egypte. Il ne s’agissait que d’un palmier pourvu de quelques dattes. Cette toile des tous débuts ne présente pourtant aucune difficulté d’interprétation. Dans un article paru dans L’Express en avril 1973, Jean-Louis Ferrier, reprenant une opinion émise par le critique marxiste John Berger, compare les Massacres en Corée à Guernica et reproche à Picasso de n’avoir pas su réinventer le réalisme socialiste. Reproche évidemment absurde : un peintre ne peut que suivre l’esprit du réalisme socialiste ou l’ignorer ; il ne pourra jamais le réinventer, puisque dès qu’elle prend des distances avec l’anecdote, sa peinture n’appartient plus au réalisme socialiste. Quelques années plus tôt, sous le prétexte que la propagande ne saurait être de l’art, on avait reproché à Picasso d’avoir fait entrer, avec Guernica, une œuvre de propagande dans la peinture !
Dans son livre Picasso (le Livre de Poche Art) André Fermigier qualifie des toiles très remarquables comme Les soles “d’amusantes natures mortes” ; à l’opposé, un nu tout à fait secondaire brossé en 1941 est donné comme exemple des plus beaux nus peints par Picasso (2).

Un professeur d’histoire de l’art de l’université de New York, examinant récemment une page d’un cahier à dessin de l’année 1907, s’est interrogé sur les inscriptions manuscrites qui occupent la moitié de cette page, présumant que ces inscriptions “déroutantes” seront un jour expliquées. Pour qui se donne la peine d’examiner sommairement l’écriture de Picasso, il est pourtant clair que ces mots et ces lettres tracées d’une manière cursive ne sont pas autre chose qu’un jeu calligraphique. Nous en verrons pour preuve les trois “A” isolés privés de leur barre médiane, ainsi que le symbole mathématique infini répété par enchaînement, figure typique d’un moment de calligraphie ludique. Le mot “Arurs”, qui n’a pas de signification et intrigue tant ce professeur ( il en a vainement cherché l’origine dans le mot latin cruris ), s’explique par le fait que celui qui s’exerce à la calligraphie, en focalisant toute son attention sur la forme des lettres, peut inconsciemment écrire des suites de lettres formant des “mots” dépourvus de sens. Comme souvent avec Picasso, on a voulu voir une énigme là ou il n’y en a pas, oubliant trop facilement qu’écrire c’est aussi dessiner. Ce professeur d’histoire de l’art se nomme Robert Rosenblum, ses réflexions ainsi que la page de carnet auxquelles elles se rapportent sont lisibles dans le gros ouvrage Je suis le cahier, traduit de l’américain, édition Bernard Grasset, Paris. Faire la liste des erreurs contenues dans cet important volume dépasserait le cadre d’un simple chapitre. Celle que nous venons de relever est bien évidemment mineure. Elle met cependant l’accent sur un des aspects irritants du mythe Picassien qui veut que chaque trait, chaque mot issus des mains de Picasso soient nécessairement chargés de sens.

Un ouvrage récent édité par le musée des beaux-arts de Montréal donne à lire à la fin d’un chapitre intitulé “ Connaître Pablo Picasso ” trois textes décrivant trois toiles : Jacqueline assise avec son chat, Femme nue dans un fauteuil, Femme nue se peignant assise dans un fauteuil, dont les analyses s’avèrent consternantes. Il s’agit de trois peintures d’intérêt mineur des années soixante. Les analyses qui en sont faites auront probablement séduit le grand public. Leur fausse profondeur et leur ignorance du fait pictural en font cependant de véritables curiosités. On trouve en effet dans ce texte de très curieux passages : “ C’est aussi par la couleur peinte que ce portrait existe. ” (…) Le modèle (la femme peinte) regarde droit devant elle et son œil se pose sur la couleur-matière qui lui permet de communiquer avec celui qui, artiste ou spectateur, lui permettra à elle de vivre à travers le regard de celui-ci. ” Lorsque, à force d’obstination, on parvient à comprendre cette dernière phrase si mal rédigée, on prend conscience que l’idée qu’elle tente laborieusement d’exprimer est étonnamment absurde. Cette luxueuse édition nous donne aussi la réédition d’un texte de Pierre Reverdy qui aurait, semble-t-il, gagné à être oublié. Ce texte, après avoir étrangement survolé “ le cercle d’enfer”, “ les couches les plus sombres de l’abîme ” et “ les dents pointues de l’horizon mordant ”, nous raconte l’histoire d’un vagabond qui se décroche le cœur pour le porter soigneusement dans la main droite dès qu’on l’emmène dans un panier à salade (pratiquement mot pour mot !). Dans ces cinq pages abondent les mots temps, espace, espace-temps, mort, monde… Verrons-nous dans ce choix spécifique le maladroit désir d’être pris au sérieux ? Comme si Reverdi, subjugué par le Minotaure, se retrouvait comme par magie ramené sur les bancs du lycée. L’indigence du texte pourrait nous en convaincre ; peu d’écrits auront à ce point abouti à l’artificiel, au néant, à force de vouloir être grandioses. Il s’agit de “Un oeil de lumière et de nuit”, déjà publié dans Le Point en 1952.

Il semble qu’il soit déconseillé aux poètes d’écrire sur la peinture. En tout cas sur des artistes aussi complexes que Picasso et Klee. Peut-être parce qu’il est difficile d’exercer un art sur un autre et que la poésie exige pour elle-même un maximum de liberté. Sans doute aussi parce qu’écrire sur la peinture requiert un minimum d’oubli de soi. La plupart des auteurs qui écrivent sur l’art de Picasso parlent trop souvent d’eux-mêmes. André Malraux, dans La tête d’obsidienne, n’a pu contourner cette difficulté. Il n’avait pas su non plus, quelques années plus tôt, faire le bon choix puisque les quatre tapisseries qui ont été exécutées aux Gobelins en 1967 à sa demande d’après le très moyen collage Femmes à leur toilette ne sont pas plus réussies que l’ennuyeux carton dont elles sont issues (3).

Les belles pages écrites sur l’auteur des Demoiselles d’Avignon sont malgré tout nombreuses. Beaucoup plus rares sont celles qui tentent de dépasser le mythe pour mettre le doigt sur la réalité d’une aventure picturale (4). Il ne serait pas excessif de dire que la grande majorité des personnes, spécialistes et gens de plume, qui ont écrit et écrivent encore sur l’oeuvre de Picasso souffre d’un manque, d’une “tare originelle” : n’avoir jamais tenu un pinceau. Lorsque nous nous donnons la peine de lire ce que lui-même a écrit sur son travail, nous voyons a quel point sa pensée ne s’embarrasse pas de littérature et qu’avec peu de mots elle nous fait efficacement comprendre la nature protéiforme de l’œuvre : « Je ne crois pas avoir employé des éléments radicalement différents dans mes différentes manières. Si le sujet appelle tel moyen d’expression, j’adopte ce moyen sans hésiter. Je n’ai jamais fait ni essais ni expériences. Toutes les fois que j’ai eu quelque chose à dire, je l’ai dit de la façon que je sentais être la bonne. Des motifs différents exigent des méthodes différentes. Ceci n’implique ni évolution ni progrès, mais un accord entre l’idée qu’on désire exprimer et les moyens d’exprimer cette idée ».

L’essentiel sera cependant de savoir si une oeuvre fonctionne bien ou non. Quelle que soit celle qui l’a précédée, quelle que soit celle qui l’a suivie (5). Picasso n’étant en rien un artisan, passait du plus au moins avec insouciance. Il n’était, surtout dans ses bonnes périodes, presque jamais “égal”. N’exerçant pas le métier de peintre mais vivant en peinture, il prenait constamment des risques. C’est un des côtés de sa personnalité qui nous le rendent aussi complexe que passionnant.
Quelques ouvrages ont tenté de donner les clés de l’œuvre de Picasso alors que d’autres s’efforçaient à la démythifier. Ces essais, qu’il s’agisse de Initiation à l’oeuvre de Picasso de Maurice Gieure ou de La réussite et l’échec de Picasso de John Berger présentent peu d’intérêt. Le fameux chapitre consacre à Picasso dans le Livre noir de Giovanni Papini est non avenu ; cette fausse confession n’a semé le doute que dans les esprits naïfs (6). Quant à la double page signée Roger Caillois parue dans Le monde du 28 novembre 1975 et qui fit un certain bruit en nous expliquant que “ Picasso n’est à l’origine d’aucune invention “, elle reste —parmi tant d’autres— un net exemple d’incompréhension de l’oeuvre.

Le chapitre Picasso et l’art, dans le numéro spécial que lui a consacré Le Crapouillot en 1973, aggrave son affligeante nullité en s’achevant sur la fausse citation extraite du Livre noir précédemment cité.
En juillet 1981, pour le centième anniversaire de la naissance du peintre, le mensuel Art press publie un numéro spécial qui nous révèle que les femmes peintes par Poussin sont incomparablement “plus bandantes” que les “tronches anguleuses et l’hébètement des dondons picassiennes”. On y apprend que Picasso avait les capacités requises pour devenir complètement abstrait et que son déclin commence “étonnamment tôt”: en 1940. On y découvre que le vrai sujet des Ménines c’est apparemment “ l’Infante, autrement dit l’Un-fente, l’unité primordiale de la fente sacrée à qui l’homme est rivé “. L’incapacité de Picasso a faire fonctionner le noir comme une couleur à part entière nous y est également révélée. Deux pages plus loin, nous apprenons qu’en dehors de quelques chefs-d’oeuvre, la couleur chez Picasso “n’est bien souvent qu’un coloriage”. Est-il utile de préciser que Picasso était effectivement capable de devenir abstrait mais qu’il a eu l’intelligence de ne pas en voir l’intérêt ? qu’un coloriage peut-être très efficace et que l’aube des années quarante annonce au contraire le début de la troisième plus grande période de son art ? Ce numéro spécial d’Art press aura surtout prouvé qu’il est vain de tenter d’écrire sur Picasso en l’espace de deux pages (vingt pages étaient en effet attribuées à dix auteurs). Catherine Millet s’est apparemment méfiée de cette gageure. Elle a préféré nous donner, dans une courte introduction, deux réflexions importantes : la première, c’est que l’oeuvre de Picasso doit être appréhendée tableau par tableau ; la deuxième c’est que l’énorme production littéraire qu’elle a engendrée ne permet pas d’y distinguer un texte faisant vraiment référence.

Un livre, Yo Picasso ( éditions Beaux-Arts magazine ) vient tout juste de paraître sur les collections de l’Hôtel Salé. Il reproduit fidèlement les erreurs et les manques de ses pires prédécesseurs. Un ouvrage de vulgarisation aura rarement été à ce point superficiel.
Un autre livre, La mémoire du regard, qui vient également de paraître et se veut différent des publications précédentes n’a pas su profiter de l’occasion qui se présentait de donner à voir des oeuvres qui ont été peu ou jamais reproduites. Il présente un mince intérêt. Nous le devons pourtant à l’actuel conservateur du musée Picasso d’Antibes.


(1) Les réserves de l’Hôtel Salé conservent une tête de femme des années quarante dessinée au pinceau sur une page de journal et comportant quatre yeux, mais il s’agit d’une simple recherche d’emplacement. Les yeux surnuméraires situés en dessous des deux autres doivent être considérés comme des repentirs : Picasso n’a jamais eu l’intention de peindre une femme ayant plus d’une bouche et de deux yeux. Un petit dessin de 1928, montrant une femme comportant six yeux exprime bien le fait qu’il s’agit d’une simple recherche d’emplacement idéal.
Par ailleurs, dans certaines peintures sur le thème du peintre et son modèle des années 1928/1928, les personnages représentés ne comportent pas, malgré les apparences, trois yeux situés l’un au-dessous de l’autre mais bien deux yeux et une bouche. Cette bouche a été traitée comme les yeux qui la surplombent pour des raisons purement plastiques. La preuve que dans ce genre de toile le troisième « œil » est une bouche peut être vue dans un dessin de 1929 et dans une peinture de 1927 intitulée L’atelier, où l’on voit très nettement qu’une bouche en forme d’amande est située entre deux yeux ; l’amande du dessin comporte par ailleurs des traits évoquant clairement des dents.
A ce sujet, le célèbre historien de l’art William Rubin a estimé que les trois yeux du peintre symbolisent la « clairvoyance » de l’artiste. Déduction sans fondement puisque les visages des femmes visibles dans les œuvres de cette espèce particulière présentent la même organisation faciale et le même nombre d’«yeux ». Il n’y a pas eu, là non plus, intention de peindre ou même simplement d’évoquer une femme ayant trois yeux.

 

 

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(2) Il s’agit d’une gouache rehaussée à l’encre, vaguement expressionniste, intitulée Femme assise (Z XI 352). De nombreuses erreurs touchant également la Femme qui se coiffe, la Nature morte au crâne de boeuf, L’homme au mouton, les portraits de Jacqueline, la période d’Antibes, etc., émaillent ce livre. Cependant, dans cet ouvrage, André Fermigier s’engage —d’une manière parfois tranchée— et prend des risques. Certaines de ses mises au point, à l’encontre des idées reçues, sont des plus justes : réflexions sur les céramiques, sur les paysages peints, problème des influences, etc. « (…) Nous voudrions en finir avec ce problème des influences qui est un des plus déprimants de l’histoire de l’art, surtout lorsque la manière dont il est posé n’est pas dépourvue d’arrière-pensées malveillantes. Ce n’est pas en effet pour grandir Picasso que l’on a insisté à plaisir sur les emprunts qu’il aurait faits au “lexique du voisin”. A s’en tenir aux faits, on s’aperçoit qu’il a donné à ses contemporains beaucoup plus qu’il ne leur a pris, qu’il n’est pas responsable du piètre usage qui a presque toujours été fait de ces dons, et que son attitude à l’égard des maîtres du passé ne diffère pas de celle de la plupart des grands peintres. » Fermigier, dans ce même livre, ose par ailleurs parler avec raison de « la morne médiocrité de la bibliographie picassienne ».

(3) Picasso a dit un jour —le fait semble curieusement peu connu— qu’il considérait Malraux comme inapte à comprendre la peinture moderne.

(4) “ On fait beaucoup trop de biographie dans l’art, si intéressant qu’il puisse être de sonder des problèmes tels Van Gogh ou Ensor. Nous devons cet abus à des écrivains parce que, voilà, ce sont des écrivains.” Paul Klee, Journal, Grassez, 1959.

(5) “Pour ma part, tout au moins, je m’efforcerai de mettre l’accent sur une œuvre considérée isolément en tant que telle. Ce qui ferait un bon tableau, voilà ce que je chercherai à savoir et ce qui serait bon dans telle œuvre prise isolément. Non point ce qu’il y aurait de commun à une série d’oeuvres où en quoi elle différerait d’une autre série ; je ne me soucierai pas de ce point de vue “ historique “, je ne considérerai qu’un fait isolé pour soi, ne dut-il s’agir que d’une seule œuvre qui, par hasard, aurait eu la chance de devenir bonne, comme ce fut le cas récemment pour deux ou trois de mes tableaux. Paul Klee, Journal, précédemment cité.

(6) Voici cette fausse citation : “Je suis seulement un amuseur public, qui a compris son temps et a épuisé le mieux qu’il a pu l’imbécillité, la vanité, la cupidité de ses contemporains… ” On voit le trouble que ce genre d’aveu peut générer lorsqu’il est faussement attribué. Le livre de Giovanni est rédigé d’une manière habile : si les esprits avertis y ont vu sans peine une fiction, les esprits naïfs —ils ont été nombreux— ont cru lire le compte rendu d’une interview réelle. Dans son Livre noir, Papini se garde bien de prévenir le lecteur ; il se sait inattaquable : si par infortune on l’accusait de diffamation, il pourrait sans peine démontrer qu’il s’agit d’une fiction.

 

 

 

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4

Le génie



Depuis quelque temps nous recevons le mot génie avec réserve. Il y a dix ans encore, ressenti comme trop conservateur il était jugé irrecevable par beaucoup d’entre nous.
Le petit Larousse nous apprend que le génie est une “aptitude naturelle à créer quelque chose d’original et de grand”. Si l’on donne à l’adjectif grand ses deux sens d’étendu et d’important, on est obligé d’admettre que le terme semble fait sur mesure pour Pablo Picasso.
La consultation des grands dictionnaires ne nous donnera pas une explication “satisfaisante” d’un phénomène par nature indéfinissable, comme est indéfinissable la poésie, mais nous apportera, à travers les réflexions de quelques auteurs autorisés, certaines lumières : “ Le génie est un phénomène que l’éducation, le climat ni le gouvernement ne peuvent expliquer”( Chamfort ). Le génie ne cherche pas à combattre ce qui est dans l’essence des choses ; sa supériorité consiste, au contraire, à la deviner.”( M. de Staël ). Les grands artistes ne sont pas les transcripteur du monde, ils en sont les rivaux”( Malraux ). “Ajoutons que le génie dans la force même de l’âge, n’est pas de toutes les oeuvres et que surtout il craint les approches de la vieillesse.”( A.F. d’Olivet ). Baudelaire voit les principales caractéristiques du phénomène dans la volonté, le désir, la concentration, l’intensité nerveuse, l’explosion. Voltaire, dans son dictionnaire philosophique, nous dit que ce terme semble devoir désigner non indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l’invention. Dans sa Vie de Molière, il précise que c’est la caractère du vrai génie de répandre la fécondité sur un sujet stérile et de varier ce qui semble uniforme. On voit que ces réflexions ne sont en rien étrangères à l’aventure de Picasso, mais qu’au contraire elles semblent s’y rapporter avec une surprenante justesse. Ajouterons-nous que le génie nous semble toujours déraisonnable lorsque nous en sommes contemporains ? Et qu’une oeuvre authentiquement géniale, à cause de son accès difficile, condamne son auteur à la solitude ? “Je me suis fait une solitude que personne ne soupçonne. ” ( Pablo Picasso ).
Tenter de reconnaître le peintre —et le sculpteur— dans un genre serait peine perdue. Picasso n’est pas expressionniste, ou alors c’est un expressionnisme à la Soutine : de caractère principalement intimiste. Son art s’appuie avant tout sur un travail de l’imaginaire. Que cet imaginaire si totalement débridé ait si peu abouti au fantastique est admirable. Comme tout vrai poète, Picasso sait que le fantastique le plus profond prend ses racines dans le quotidien. Une femme qui se balance dans un rocking-chair peinte par lui est un sujet banal chargé de sens. Libre à nous de n’y rien comprendre et de la prendre pour un monstre.
Il est sans doute un peu surréaliste lorsqu’il nous brosse un univers si différent de celui que nous avons pris l’habitude de reconnaître qu’il nous oblige à le voir d’un oeil nouveau. Il est incontestablement poète, mais d’une poésie si profonde qu’elle n’est même plus évidente. Le mot qui le cerne le mieux serait peut-être : inventeur. Il apparaît clairement qu’il a inventé des ordonnances qui n’existaient pas avant lui et que notre conception de la forme a été par lui définitivement bouleversée.

 



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5


Tête de femme

3 octobre 1939

Femme au chapeau bleu

4 octobre 1939



Aucune autre aventure picturale, si ce n’est celle de Paul Klee, n’aura été aussi riche en mutations et si peu préoccupée par la cohérence.
Ces deux toiles exécutées en vingt-quatre heures présentent le même sujet : un portrait de femme vu dans les deux cas sous le même angle (et portant le même chapeau). Ces deux tableaux sont montrés ici en exemple parce qu’ils appartiennent aux collections du musée. Il existe ailleurs d’autres oeuvres manifestant des ruptures de style plus frappantes survenues dans des laps de temps encore plus courts.

 



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6


Femme à l’enfant.

Tôle découpée
1961

Bien des maternités modernes pourraient envier 1a fraîcheur et la poésie qui se dégagent de cette sculpture. Elle aurait pu être avantageusement agrandie jusqu’à des proportions monumentales.
Depuis quelques décennies, certains entomologistes pensent que chez les insectes sociaux hautement organisés, par exemple les fourmis, la finalité n’est pas l’insecte mais la société : la somme des individus, leur interdépendance, aboutissant à la fourmilière considérée comme l’être véritable. On rencontre cette pensée depuis quelque temps aussi dans les arts dits plastiques. Il est vrai que les oeuvres de Paul Klee, Kandinsky, Mondrian, Dubuffet, etc., prennent leur plein sens quand on les considère dans leur ensemble.
Cependant, avec Picasso il est impossible de nier l’existence d’oeuvres privilégiées, qui ne peuvent être considérées comme de simples articulations. Son oeuvre est si singulière qu’elle nous oblige à mettre de nombreuses fois le mot chef-d’œuvre au pluriel. Ceci n’empêche pas les oeuvres moyennes, lorsqu’elles sont observées isolément, d’exprimer de la puissance et d’être habitées par une sorte d’évidence. On pourrait parler d’une “évidence Picassienne”.



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7

La fillette aux pieds nus


1895

La première des femmes assises. Le jeune Pablo n’a pas encore quatorze ans quand il peint cette fillette à La Corogne en 1895. Les esprits incrédules prétendent que c’est son père qui pour une bonne part a tenu les pinceaux. Si c’était le cas, il l’aurait fait aussi pour d’autres toiles de cette époque qui sont d’une facture très proche. Ce qui n’est guère crédible. De plus, des dessins de la même année et des toiles de l’année suivante pour lesquels on sait que Jose Ruiz n’a pu intervenir dissipent le doute. Il nous faut donc admettre l’incroyable : ce portrait aussi sensible que savant est bien l’oeuvre d’un adolescent. Le propre du génie n’est-il pas de réaliser ce qui nous semble impossible ?
Remarquer la lourdeur des pieds, caractéristique qu’on retrouvera plus tard dans de nombreuses toiles. Prêter aussi attention à la sûreté de la facture et —détail important qu’on retrouvera bien plus tard—, aux surprenantes dissymétries qui sur son visage accusent la personnalité de la fillette.

 



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Papiers découpés, éléments d’étude


1912 et 1914


Eléments d’étude reproduits à peu de choses près tels qu’ils sont présentés dans la catalogue du musée.

 


Le papier découpé du haut représente une pipe. La photo du bas donne à voir deux ampoules électriques. Sur cette photo, l’élément situé à droite ne représente pas, comme l’indique le catalogue du musée Picasso de Paris, une ampoule électrique mais une étude de bûche enflammée. Cette bûche figure dans la cheminée du Portrait de jeune fille, toile de style “cubiste rococo” de la même année, conservée au musée national d’Art moderne. Ce bois qui brûle (sujet très peu banal pour un peintre) n’est pas unique chez Picasso : on trouve dans un cahier de dessins de 1945 d’autres études de bûches enflammées.
Quelques-uns des papiers découpés conservés au musée, qui sont pratiquement tous d’un grand intérêt, portent des traces de piqûres : ils ont été épinglés sur d’autres papiers ou parfois même sur des toiles. Le père de Picasso, alors que ce dernier était encore enfant, utilisait déjà ce procédé pour mettre au point ses compositions.
Peut-être Picasso s’est-il souvenu de cette méthode, retrouvée avec bonheur bien plus tard à l’occasion de la création de la superbe fresque du palais de l’Unesco.



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Papiers découpés, quatre éléments d’étude


1914


Au milieu et à droite : trois mains, dont deux gantées.
L’élément en haut à gauche ne représente pas, comme le catalogue du musée le suggère, une main, mais un visage de jeune fille.
Nous verrons plus loin que les mains dessinées et peintes par Picasso ont manifesté à elles seules l’étendue de son génie.

 



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Le baiser


1925



Cette toile trop nourrie, au dessin fortement cerné, dans laquelle on a vu l’une des manifestations de la “beauté convulsive” chère aux surréalistes, se perd dans une excessive surcharge graphique. Sa recherche appliquée, forcenée, qui devait exprimer la fusion de deux êtres, aboutit à une dissociation picturale. Sa complication fatigue l’œil. Elle n’est pas la peinture exceptionnelle que suppose l’album du musée Picasso de Paris.
Le vêtement de la femme, traité dans un quadrillage qui accapare l’attention aurait gagné à être simplifié (ce qui aurait créé l’unité avec le fond sans rien enlever à la puissance recherchée). Le pied droit, fort compliqué, est construit dans un système forme-sur-forme propre à la décoration lorsqu’elle tombe dans l’excès : on distingue clairement sur ce pied une première forme de base cernée de noir, une deuxième de couleur rouge qui double le concept de doigts de pied, une troisième, enveloppante, de couleur jaune vif qui tente de fondre, d’unifier les deux premières (1).
Toute composition forte de Picasso dans laquelle sont représentés plusieurs personnages peut être morcelée : chaque détail isolé exprime de la force, existe par lui-même. Ce n’est pas le cas ici. Les éléments de cette peinture puzzle ont été pesamment pensés, alourdis par le détail, par un excès de travail : rayures sur la jambe de l’homme —dont la forme reste lourde et simpliste—, dessin de la robe, détail des poils sur les bras de l’homme, etc. Le thème du baiser, qui doit traduire l’étreinte de deux corps, aboutit ici à une sorte de chaos se jouant dans un espace qui manque singulièrement de silence.
Les analyses qui ont été faites de cette peinture sont pour la plupart consternantes. L’album du musée lui-même n’a pas échappé aux aléas d’une lecture par trop inattentive. On y apprend ainsi que l’ “étrange signe” situe en bas du tableau n’est pas sans faire allusion, d’une façon prémonitoire, à l’anus solaire cher à Georges Bataille. Il s’agit simplement d’un sexe féminin placé entre les pieds de la femme, ainsi qu’il pourrait être aperçu dans une vue en raccourci (2). On y cite aussi Robert Rosenblum pour qui cette scène pourrait être interprétée comme “la lutte entre l’impulsion instinctive et le carcan de l’environnement”, ou encore comme “la spontanéité du désir se heurtant aux embarras vestimentaires (!)”.
On a voulu voir dans ce tableau la traduction picturale de la frénésie amoureuse, de l’enchevêtrement des corps, de la fureur érotique. Un couple qui s’embrasse peut avoir le souffle coupé, cela n’interdit pas de faire respirer picturalement le tableau. Picasso l’a démontré par la suite.
Le baiser annonce cependant, des années à l’avance, la fabuleuse période des “monstres” dont il faut bien se convaincre que les plus réussis sont les plus simples.


(1) Il serait long et fastidieux d’analyser tous les éléments qui font cette composition. Ce pied résume assez bien les problèmes que pose cette peinture dans son ensemble.

(2) Dans l’agencement de cette toile, il n’était d’ailleurs pas possible à Picasso de placer ce sexe ailleurs ( il aurait, en fait, pu s’en passer ).

 



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Portrait d’Ambroise Vollard


1910



Un des chefs-d’œuvre mythiques du vingtième siècle, conservé au musée Pouchkine de Moscou.
Nous savons, grâce à une lettre de Fernande Olivier, que cette peinture donna du fil à retordre à Picasso, qui mit plusieurs mois pour en venir à bout. Cela s’admet sans peine lorsque nous contemplons le résultat.
Il n’est pas impossible que la réussite de cet extraordinaire tableau réside pour une par relativement importante dans le fait qu’à l’intérieur du champs de cristallisation plus ou moins plane qui le constitue, la bouche et l’œil droit (à gauche sur la toile) sont traités d’une manière réaliste.
Cette bouche et cet œil traduisent par ailleurs très bien l’expression de gravité pensive —un peu amère— qui caractérisait le marchand de tableau dans ces années-là. Une photographie conservée dans une université américaine confirme cette impression (un détail très agrandi de cette photo est reproduit ici). Cette photographie permet aussi de constater avec quel prodigieux talent Picasso a su personnaliser le nez (un nez assez caractérisé) d’Ambroise Vollard, dans une structure picturale aussi pure que remarquablement soumise au concept du cubisme analytique.

 


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12


Deux guitares

1926


Papier, carton, tissus, ficelle, bouton, clous, peinture à l’huile, encre, traits de crayon.

 



La vitrine qui présente les petits tableaux reliefs cubistes (presque tous réalisés en 1926, donc assez tardifs en ce qui concerne leur date d’exécution*) est passionnante. Elle abrite principalement un compotier et une douzaine de minuscules compositions sur le thème de la guitare. Ces oeuvres réussissent un mariage idéal puisqu’elles sont très inventives et aussi libres que savantes. Elles semblent par ailleurs si équilibrées qu’on se prend à rêver d’en découvrir la formule ! Une telle formule ne nous servirait d’ailleurs à rien, sinon à nous convaincre que réussir une composition consiste d’abord à trouver l’équilibre d’une dissymétrie.
Si l’on ne connaît pas bien l’œuvre de Picasso, il est difficile, voire impossible, de réaliser qu’il s’agit de guitares. Celles que nous voyons ici sont inventées avec un égal bonheur. Elles sont dans les deux cas représentées suspendues à un mur ; à un mur d’angle pour la guitare de gauche, qui manifeste une vive sensibilité. Celle de droite, qui au premier abord semble plus simple, est d’une grande subtilité lorsqu’on l’observe avec attention : on remarquera avec quelle finesse est conçue sa dissymétrie, par un jeu binaire d’angles, de hauteurs, d’épaisseurs, etc. Les traits horizontaux évoquent les moulures des lambris d’un mur. Un papier peint est également suggéré.
Lorsque nous regardons ces oeuvres au chromatisme dépouillé, il peut être intéressant de se souvenir qu’au début de la période cubiste les couleurs furent assez souvent ressenties comme secondaires, voire perturbatrices. Picasso et Braque ont, semble-t-il, neutralisé en partie leur talent de coloristes pour mieux approfondir leurs recherches formelles. Certains historiens de l’art considèrent que la photographie et le cinématographe du début du vingtième siècle, presque exclusivement monochromes, ont joué un rôle dans les dominantes colorées de ces œuvres particulières.
La période cubiste en général et le cubisme analytique en particulier constituent un temps privilégié pour la critique d’art. C’est probablement sur cette époque qu’ont été faites les études les plus justes et les plus pénétrantes concernant le travail de Picasso. Si le cubisme dans son ensemble a été bien étudié et bien compris c’est parce que, tout en augmentant la difficulté de la perception, tout en nimbant d’étrangeté le banal, il est organisé d’une manière relativement cohérente, propice à l’exercice du raisonnement. Il est sans doute la seule période chez Picasso qui, partie d’une idée, pouvait aboutir à un système d’école. L’organisation géométrique du cubisme rassure, offre prise, et présente des conditions favorables à l’analyse. Il a suscité un tel intérêt qu’il a été décomposé en plusieurs variétés désignées par des appellations plus ou moins heureuses mais en tout cas plus précises : cubisme analytique, synthétique, cézannien, rococo, classique, orphique, cristallin, déco, froid, etc. Mais les spécialistes ont quelque peu manqué de discernement lorsqu’ils ont classé chronologiquement ces variétés, car il n’y a pas chez Picasso de période analytique ou de période synthétique bien marquée puisqu’il a fait de nombreux allers retours de l’une à l’autre (des allers retours se remarquant par ailleurs dans la quasi totalité de son parcours).
Le cubisme aurait dû, en fait, s’appeler structuralisme, terme qui le définit mieux qu’aucun autre, mais le mot cubisme est emprunt d’une certaine poésie qui le rend attachant.
Il est intéressant de noter que la variété analytique est la mieux étudiée et —ce qui est tout aussi révélateur— : la plus approfondie. La fragmentation syncopée, quasi abstraite des éléments composant le tableau, en rupture avec la perspective classique et le clair obscur, ajoutée aux difficultés d’interprétation, ont suscité (suscitent encore) investigations et exégèses. Il apparaît ainsi que plus une oeuvre d’art semble difficile, obscure, plus elle parait “cosa mentale”, et plus elle est propice à l’analyse.
Au contraire, la trompeuse simplicité de nombre de toiles peintes par Picasso après le cubisme déroute. On ne leur consacrera parfois que quelques lignes et dans certains cas, on évitera même de les aborder. Peut-être sent-on confusément que, malgré les apparences, ce sont ces oeuvres-là qui posent les problèmes picturaux les plus épineux ?
Ceci n’empêche pas le cubisme d’avoir produit dans ses grands moments des oeuvres d’une rare maîtrise (cubisme analytique), d’une remarquable intelligence (cubisme synthétique), et d’une lumineuse poésie (cubisme rococo, cristallin, tableaux reliefs, sculptures “pauvres”, papiers collés).
Pour la critique d’art les vraies difficultés commenceront quelques années plus tard.

Etonnant exemple moderne de chaos unifié, les Demoiselles d’Avignon ne sont pas encore tout à fait cubistes. Les historiens de l’art nous ont, en effet, fait observer que dans cette grande toile de matrice éminemment cézannienne mais sans profondeur de champs —car en grande partie bidimensionnelle— de nombreuses liaisons pratiquées dans les différents plans font glisser le regard sur une surface perçue comme plus ou moins continue.
Par l’effet d’unification et de distanciation qu’elle apporte, la vue en noir et blanc et basculée de cette grande toile peut éventuellement nous aider à mieux nous convaincre de sa convulsive beauté.

 

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Si on ne l’a vue qu’en reproduction, il est difficile de ses faire une idée de choque émotionnel que peut procurer sa rencontre in situ.
Avec cet extraordinaire tableau, la critique d’art s’est surpassé, a trouvé l’occasion d’études remarquable. Brillantes études comportant malgré tout quelques erreurs. Pourquoi en effet s’est-on systématiquement posé la question de savoir si cette grande toile est achevée ou non ? Question évidemment mal fondée, car telles qu’elles nous sont parvenues —et en partie grâce à leur relatif inachèvement— Les demoiselles d’Avignon sont accomplies : c’est pour notre bonheur que les visages des cinq femmes n’ont pas été unifiés, réduits au même style, et qu’ainsi vit en elles une énigme qui dépasse de beaucoup le simple thème d’une maison close.
Lorsqu’il commence à brosser ce tableau, Picasso n’a que vingt-cinq ans ; détail d’importance pour qui se pose la question de la réalité de son génie. Sur le plan strictement pictural, l’hétérogénéité des Demoiselles ne nuit en rien à leur harmonie : sur le tableau, le visage de la femme de gauche, par ses couleurs terreuses et son aspect sculptural archaïque, fait le lien entre les femmes du centre encore assez naturalistes, et les masques d’esprit primitif des femmes de droite. Les demoiselles d’Avignon sont de ce fait, malgré leur saisissante audace, superbement équilibrées.
Bien qu’il ait prononcé quelques phrases indiquant une insatisfaction et le projet d’un achèvement, on peut imaginer que Picasso, dans les mois qui suivirent l’exécution de ce tableau et après quelques hésitations, a volontairement décidé de ne jamais le «finir ».
Sans vraiment entrer dans la perspective nébuleuse des questions posées au monde par l’oeuvre d’art et des hypothétiques messages qu’elle est sensée lui délivrer, nous pourrions malgré tout imaginer que les Demoiselles suggèrent à l’observateur attentif au moins deux réflexions. La première, c’est que par l’effort patient d’un regard devenu aigu, la laideur peut se métamorphoser en beauté. En effet, à toute personne non convaincue du génie de Picasso, les outrages picturaux subits par les prostituées du Carrer d’Avinyo apparaissent comme monstrueux. L’idée —déplaisante pour beaucoup— d’une inéluctable initiation à la peinture s’impose à notre esprit.
La deuxième pourrait être celle-ci : la perception subjective de la laideur en beauté n’est-elle pas le premier pas franchi vers la “connaissance objective ? vers ce lieu mental mythique où temps et espace ne sont plus vécus comme des contraintes ?
Le saisissement (et l’espoir) qu’exprime Guernica est moins contenu dans le fait raconté que dans le phénomène pictural sur lequel s’est appuyé un bref moment d’histoire. Car si certains tableaux sont simplement historiques, Guernica et Les demoiselles d’Avignon sont reliés par le génie de leur forme à la totalité du monde. Ils admettent comme probable ce point de perception supposé rendre toute chose dépourvue de laideur, indemne de souffrance. Ils sont à la fois yin et yang, ténèbres et lumière. Face à ces deux extraordinaires chefs-d’œuvre nous soupçonnons en nous une possible unité. Nous savons que l’illusion peut être vaincue.

 


* Bien entendu, l’appellation “cubisme tardif”, par son côté restrictif, n’a pas vraiment de sens lorsqu’il s’agit de Picasso.

 


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Le peintre et son modèle


1926



Cette toile un peu compliquée et qui suscite beaucoup d’intérêt chez les visiteurs du musée a dû influencer bien des plasticiens tentés par le triangle figuration/linéarité/construction.
Les peintres qui se sont intéressé de trop près au travail de Picasso en ne s’inspirant par la force des choses que d’une seule de ses manières, n’ont pas pour autant résolu leurs problèmes. Ces oeuvres sous influence, si elles expriment une certaine puissance —on ne peut que se fortifier en puisant chez Picasso— révèlent surtout les tics, les clichés d’une approche formelle déficiente.
Lorsque Gaston Chaissac s’est inspiré du travail de Picasso, il a eu l’intelligence de ne pas en abuser ; il a su resté lui-même (visible ci-dessous).

 

 

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Le dessin du haut a été suggéré à Gaston Chaissac en 1947 par un portrait de Picasso exécuté sur toile six ans plus tôt (en bas).
Si nous étions distraits nous trouverions le dessin trop proche de la toile : le personnage présente dans les deux cas la même attitude ; il s’agit aussi de la même coiffure, du même petit chapeau curieusement situé derrière la tête, de la même robe aux manches bouffantes et au col en V. Mais c’est pourtant bien un dessin de Chaissac, au graphisme si particulier que nous avons devant les yeux. Cette encre de Chine semble d’ailleurs si personnelle à Chaissac que sa genèse est restée jusqu’à ce jour inconnu. Il existe d’autres dessin de Gaston Chaissac qui paraissent moins directement inspirés des peintures de Picasso mais qui en sont cependant plus proches par l’esprit.
Ce Buste de femme de Picasso n’appartient pas au musée. Il est d’une remarquable présence. Il est aussi un peu “chaissaquien” par la raideur du personnage et l’expression de son visage. C’est peut-être la raison de son choix par Gaston Chaissac.
Peut-on imaginer pièce plus tentante pour un collectionneur qu’un dessin de Chaissac inspiré par Picasso ? En celui-ci s’accomplit la rencontre attachante, inespérée, de deux destins exceptionnels.

 

 

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Figure


1927



Cette étonnante huile sur contreplaqué appartient à une série de peintures qui révèlent des audaces formelles poussées jusqu’à leur paroxysme. Six toiles de ce genre sont visibles au musée. Certaines d’entre elles laissent voir une parenté avec les sculptures filiformes (les Figures) qui leur sont contemporaines. En ce qui concerne celle-ci, l’extrême petitesse de la tête de la femme (le petit rond, tout en haut, à gauche de la zone noire), les insolites relations anatomiques des différentes parties de son corps reposent sur un surprenant équilibre.
Le plus beau portrait que comporte cette série n’est cependant pas conservé à l’Hôtel Salé mais appartient à une galerie parisienne. (voir ci-dessous).

 

 

 

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Tête de femme
1928

 


Cette peinture en noir, blanc, et gris, d’une grande présence, perd beaucoup à être reproduite. Elle fait penser, ainsi que celles qui lui sont proches à l’Hôtel salé, à la transcription hiéroglyphique d’un personnage et d’un lieu. Elle peut aussi rappeler assez clairement les arts africains ou océaniens quand ils expriment ce qui est investi dans un objet (son appartenance au monde magique) plutôt que ce qu’on en voit (son esthétisme). De ce fait, elle semble intemporelle, comme venue d’ailleurs, mais cependant étrangement universelle.
Galerie Artcurial, Paris.

 



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Joueurs de ballon sur la plage
1928



Cette petite peinture (22 cm x 41 cm) fait partie d’une singulière série dont les dessins préparatoires sont encore plus réussis.
La fameuse phrase “Je ne cherche pas, je trouve” est en effet contredite par l’existence de nombreux dessins préparatoires couvrant pratiquement toutes les époques de l’oeuvre du créateur de Guernica. Hélène Parmelin nous a fait très justement remarquer qu’il aurait pu aussi dire la phrase dans le sens contraire : “En réalité les deux (sens) étaient vrais. Il ne cessait de trouver des choses qui lui donnaient à chercher ailleurs”(1). De nombreux carnets et cahiers couverts par sa main de dessins de différentes techniques confirme une nette tendance à la recherche (2). Mais ces dessins s’apparentent parfois moins à une recherche qu’à la mise au point d’idées préexistantes ; nombreux sont ceux qui ont été exécutés d’après des toiles ou des sculptures qui les ont précédés.
Nous ne sommes plus très sûrs que la phrase soit historique ; Picasso lui-même ne se souvenait pas avec certitude de l’avoir prononcée. Elle est cependant bien dans son caractère.
Les idées par lui exprimées, ainsi que celles qu’on lui prête (dont on n’est pas toujours qu’elles soient authentiques) s’avèrent commodes : nous choisissons celles qui illustrent le mieux notre propos. Elles paraissent cependant souvent contradictoires et quelquefois futiles : Picasso aimait bien faire des mots, se contredire (3), voire se payer la tête du monde, encouragé par la naïveté des profanes et par les applaudissements avertis des “initiés”.



(1) Hélène Parmelin,Voyage en Picasso, Robert Lafont, 1980

(2) Ces carnets sont d’un intérêt exceptionnel lorsqu’ils permettent, comme c’est le cas dans d’assez nombreuses pages, de suivre le processus de la création. La décision qui a été prise de les conserver intacts n’empêche pas la possibilité de faire des copies de leurs pages les plus essentielles qui pourraient être exposées. Une telle exposition complétée par la présence d’oeuvres correspondantes (peintures et sculptures) serait d’un grand intérêt.

(3) A ce sujet nous devons modérer notre jugement, car nous savons que chez les
personnalités fortes certaines contradictions sont une preuve d’authenticité.

 



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Femmes et enfants au bord de la mer


1928



On voit ici une autre peinture sur le même sujet, nettement plus grande (80 cm x 100 cm), réalisée quatre ans plus tard.
Celle-ci est encore plus remarquable. La scène donne à voir une femme et deux enfants jouant avec un cerf-volant (ce dernier situé en haut à droite), une femme qui plonge, deux autres occupées à des exercices physiques.
Que devons-nous ici admirer le plus ? l’absolue liberté du geste s’exprimant avec une extraordinaire maîtrise ? l’invention formelle des corps des deux femmes situées à droite ? les vibrations du fond donnant idéalement vie aux aplats ? l’exemplaire répartition des valeurs* ? ou bien le découpage remarquable de la composition ?
Nous avons le choix pour donner libre cours à notre admiration.
Comme toujours dans les œuvres fortes, la suppression virtuelle d’un seul élément —rendue possible par l’usage d’un ordinateur— aboutirait probablement à une impression de manque.


*Rappelons, pour le lecteur qui ne serait pas familier du langage des beaux-arts, que les valeurs désignent le degré d’intensité (on pourrait dire : de clair et de sombre) d’une couleur. Sur la photographie en noir et blanc d’un tableau, les couleurs se traduisent par des gris de différentes intensités. Un rouge et un bleu de même valeur mis côte à côte formeront un gris totalement uniforme.
L’observation d’un tableau réduit au noir et au blanc par la photographie, en usant ou non de filtre de contraste au moment de la prise de vue, peut s’avérer par ailleurs utile pour prendre conscience du jeu des valeurs dans un tableau. Chez les grands coloristes comme Pierre Bonnard, on découvre par exemple que certaines toiles ne sont figuratives que par leurs couleurs. Vues en noir et blanc leur sujet disparaît : elles apparaissent comme abstraites et on ne sait plus ce qu’elles représentent.

 


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Une des trois Figures réalisées en 1928



Sorte de dessins à trois dimensions, aux proportions changeantes et aux multiples facettes, les trois Figures réalisées avec l’aide du sculpteur Julio Gonzales, s’imposent immédiatement par leur extraordinaire maîtrise. La page qui leur est consacrée dans l’album du musée présente une bonne étude et un très beau texte d’Apollinaire, à qui elles étaient dédiées.
Il est sans doute dommage que la réalisation monumentale faite de l’une d’elles par le musée et installée dans le jardin soit raide et sans vie. L’agrandissement d’une sculpture qui est tout l’opposé d’une froide géométrisation pose un problème quasi insurmontable. Les maquettes exécutées par Picasso, au contraire, portent la trace du geste créateur : les fils métalliques qui ne sont pas droits, les noeuds des soudures, très présents, donnent vibration et vie à ces ensembles bâtis sur le vide.

 



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Minotaure courant


1928



Une toile d’avril 1928, intitulée Minotaure courant, d’un intérêt minime, et qui semble être sous l’influence malheureuse de Jean Cocteau, est accrochée dans un recoin discret du musée. De son côté, le musée national d’Art moderne conserve un autre Minotaure courant très proche, ne présentant pas plus d’intérêt, et qui a eu le regrettable honneur d’être reproduit en tapisserie à la Manufacture des Gobelins. C’est ce dernier que nous allons brièvement détailler, les problèmes qu’il présente étant plus manifestes.
Si l’on observe, sur le travail original ce qui rend ce dernier papier collé séduisant : la simplicité de sa mise en page (c’est une anti-composition sans arrière-plan) ; la tranquille beauté de ses couleurs : le bleu du centre, somptueux, jouant avec la patine ocre du papier et avec le bois naturellement ambré du cadre, les rondeurs rassurantes du dessin, la sérénité qui se dégage de l’ampleur et de la fluidité du geste (qui nous fait imaginer Picasso heureux ce jour-là), on comprend pourquoi l’indigence du dessin a été si peu perçue.
Une plaquette éditée par le musée d’art moderne de Paris, assez malheureuse dans son ensemble, a attribué à ce modeste collage (dont la partie moirée ressemble malencontreusement à une ancienne réclame pour des chaussettes) “une efficacité expressive immense.”

 

 


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Composition avec bouteille, guitare, verre et pipe


1912 - 1913


Cette huile sur toile n’est sans doute pas la plus importante œuvre cubiste de Picasso mais elle montre à quel point ce peintre si souvent engagé dans la puissance, voire dans la force brutale, a pu nous offrir certains jours des œuvres d’une exquise délicatesse.
Les deux éléments en forme d’escalier visibles dans cette composition n’en sont pas : ces structures qui font penser à des marches représentent en réalité les barrettes métalliques incrustées dans le manche des guitares et qui permettent de former les accords. Ces « escaliers » figurent donc le manche de l’instrument. Cette idée plastique est probablement venue à Picasso après avoir construit ses petites guitares en carton et papier dont quelques-unes sont conservées au musée Picasso de Paris.
Dans cette peinture, d’autres éléments de lecture nettement plus évidente évoquent également le manche d’une guitare mais ceux que nous venons de voir présentent l’avantage de mettre l’accent sur la complexité des codes de représentation picassiens.


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Grand nu au fauteuil rouge


1929

 


Cette grande toile en partie craquelée (on sait que Picasso se souciait peu des matériaux et des supports) est le plus souvent reconnue comme une oeuvre forte. Pourtant, bien qu’étonnamment libre, elle n’a pas l’avantage d’être une “anti-peinture” ; son côté relativement fini, et la géométrie du décor s’y opposent. Elle compte des moments remarquables, de la moitié jusqu’au bas du tableau. La partie supérieure est assez problématique. Le tableau-miroir, qui prend trop d’importance à cause de la couleur de son cadre (1) aurait gagné à être plus neutre (un fort accent étant déjà mis sur l’événement central corps/fauteuil/drapé). La chevelure de la femme, pas vraiment trouvée, nous montre bien que Picasso n’est pas ce jour-là au maximum de son art (2).
Nous remarquons, deux ans et demi plus tard (ci-dessous), un nu assez proche par l’attitude du personnage, presque aussi audacieux et d’une certaine façon plus cohérent, mais moins puissamment inventé dans sa moitié inférieure (Le repos, 22 Janvier 1932). Il s’agit du même fauteuil, du même papier peint -—différemment traité— et à peu de chose près de la même pose. Ces deux toiles sont malgré tout nettement différenciées par leur style.



(1) Ce jaune trop présent voisinant avec deux complémentaires s’explique parce qu’une tension a été recherchée dans la couleur pour renforcer le mal-être exprimé par le personnage.

(2) Le dessin et la forme de ce nu perdent à être comparés avec ceux de la très réussie Femme au stylet, toile assez voisine dans l’esprit mais moins renommée, également conservée au musée. Nous la verrons plus loin.

 

 

 

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La nageuse


1929



Autre exemple de toile relativement surestimée et dont on ne perçoit pas toujours le véritable sujet.
Le vrai sujet de cette grande huile est moins une femme en train de se baigner, en état d’apesanteur, que les déformations optiques qui déstructurent un objet —ici un corps humain aperçu à travers la surface d’une eau agitée (1), Ceci explique la bizarre minceur d’un avant-bras réduit à l’état de fil (2).
Les déformations anatomiques n’aboutissent pas sur cette toile à un phénomène formel très convaincant. On notera cependant un fait, dans l’absolu surprenant, mais caractéristique chez Picasso : cette expérience picturale ayant pour sujet un phénomène optique est unique ; il ne l’a tentée qu’une fois. D’autres peintres l’auraient plus ou moins longuement développée.
L’existence dans l’aventure picturale de Picasso d’assez nombreuses expériences isolées (3), parmi lesquelles s’imposent d’extraordinaires réussites ajoute à l’évidence de sa puissance créatrice.



(l) Certaines parties du corps de cette baigneuse (dont la main montrant le détail des doigts est la plus évidente) sont émergées.

(2) Que l’on ne confondra pas avec d’autres cas d’étranglements ou de terminaisons en pointe ou fil, celle-là purement plastiques.

(3) Expériences concernant un détail précis ou la totalité d’une peinture. On en verra plus loin quelques exemples.

 


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La femme au jardin


1929-1930



Cette sculpture est un véritable poème de métal, une pièce unique dont la flamme végétale sinueuse compense le côté statique. L’équilibre des lignes et des masses est admirable. Cette sculpture qui pourrait aisément porter un autre titre (la plupart des oeuvres de Picasso ne furent pas titrées par lui-même) tant elle fait penser à un animal réel ou mythique est très bien décrite dans l’album du musée.

 



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La crucifixion


1930



Cette huile sur bois aux dimensions modestes, donne, lorsqu’elle est vue en reproduction, l’illusion d’une oeuvre monumentale —ce qui est toujours positif.
On peut s’étonner, dans cette peinture complexe et inventive, de ne pas trouver de réponses aux masses noires du centre. L’étroitesse des dimensions de cette crucifixion (51cm x 66 cm) explique en partie les problèmes chromatiques et formels qu’elle présente. Elle est en effet un peu affaiblie par des rapports de couleur ambigus et par des valeurs parfois trop égales. Une composition aussi dense aurait pris plus de force si elle avait été exécutée sur une plus grande surface. On peut supposer que la stridence des rapports de couleur évoque la douleur physique ressentie par un crucifié.
Des recherches de styles très différents couvrant plusieurs années, aisément reconnaissables sur ce tableau, en font une oeuvre largement composite. Cependant la distribution surréaliste des éléments dans l’espace et l’hétérogénéité du vocabulaire plastique semblent n’avoir d’autre but que de dramatiser, de rendre saisissante une scène qui n’est pas destinée à être détaillée, mais au contraire doit être appréhendée d’une manière synoptique.
Cette crucifixion, qui se joue dans une confusion et une violence primitives, mélange à dessein les genres et les époques : l’oiseau à gauche du tableau est vaguement préhistorique. Comme le personnage qu’il survole, mi-homme mi-tyrannosaure. La masse ronde suspendue au-dessus de ces deux entités peut être également perçue comme un objet archaïque, sorte d’astre mort vecteur d’angoisse, annonciateur de catastrophes. Mais il s’agit probablement —la forme et la surface granulée de cet objet nous le suggèrent— de l’éponge qui a été tendue au crucifié : comment mieux traduire que par le contraste du vert et du rouge l’acidité du vinaigre dont la tradition nous dit qu’elle était imbibée ? Mais dans ce tableau très dense, propice à la projection, chaque élément peut avoir à nos yeux plusieurs significations. S’il avait été peint après la deuxième guerre mondiale, nous n’aurions pas manque d’interpréter les deux corps qui gisent au pied de l’échelle, leur anatomie brisée, leurs bras décharnés et leurs crânes dénudés, comme une référence aux camps d’extermination nazis. En peinture, déchiffrer c’est presque toujours se tromper. Les peintres sont la plupart du temps consternés par la lecture anecdotique qui est faite de leurs tableaux. Pour qui écrit sur l’art, interpréter une peinture est doublement délectable, car à l’agrément de la découverte, au jeu des correspondances, s’ajoute la jouissance de l’écriture, elle aussi jeu souverain, plaisir secret du rythme de la phrase, de l’adjectif trouvé, placé là où il faut. A pratiquer ce jeu double (1), on comprend pourquoi l’interprétation constitue le tissu principal des ouvrages écrits sur l’art. L’analyse du phénomène pictural est en comparaison frustrante, ingrate ; elle apparaît presque toujours castratrice. Elle est pourtant le plus sûr moyen d’approfondir la réalité d’une expérience artistique (2). Contrairement à ce qu’on pense trop souvent, on ne tue pas l’émotion avec la connaissance ; faire l’analyse d’une oeuvre n’empêche pas d’y être sensible : ce n’est pas parce qu’on sait qu’une femme peinte par Picasso possède des mains uniques dans sa peinture qu’on apprécie moins le tableau ; au contraire on l’aime davantage. Comprendre en quoi ces mains sont uniques ajoute a notre plaisir (3).
Le jeu des correspondances peut malgré tout connaître des réussites, aboutir à des découvertes effectives : lorsque Jean-Louis Ferrier nous fait observer que le choix du noir et du blanc pour Guernica correspond à l’aspect des photographies de presse, des titres de journaux et des images contrastées qui, au moment de la guerre d’Espagne, sortent des bélinographes, il nous donne sur le processus de la création une information essentielle (4). Quand Dominique Bozo nous fait observer la filiation qui rattache les portraits de Marie-Thérèse et de Dora Maar aux icônes byzantines et aux portraits qui vont de Cranach à Vélasquez, il met l’accent sur une correspondance importante (5). Etc.
Mais la seule vraie question qui se pose est de savoir si La crucifixion, malgré les réserves formulées plus haut, opère un saisissement, déclenche en nous une émotion, et si cette émotion s’appuie sur un événement pictural fort. La réponse est affirmative : nous sommes bien devant une oeuvre forte, conçue dans une période particulièrement inventive.



(1) 1e mot “jeu” désigne bien ici l’amusement, le plaisir qu’on éprouve dans la pratique des jeux sophistiqués.

(2) Si l’analyse révèle des faiblesses, nous aurons gagné en vérité.

(3) Nous parlons ici de la toile Femme dans un rocking-chair, reproduite plus loin (n°60). Les mains de ce personnage n’ont pas de contours qui leur sont propres ; leur dessin, défini par des lignes mitoyennes, constitue un problème toujours épineux, résolu dans cette peinture avec une simplicité admirable. Si, abusés par cette simplicité trompeuse, nous ne prenons pas conscience de leur extraordinaire réussite, nous perdons une part relativement importante du plaisir qu’apporte l’observation de ce tableau.

(4) Jean-Louis Ferrier, Eléments pour Guernica, 1971, et “De Picasso à Guernica“, édition Denoël, 1985. On ne recommandera pas ce texte pour autant : exagérément nourri de mythes méditerranéens et de psychanalyse, il est semé d’invraisemblances. La femme agenouillée à gauche de Guernica nous y est décrite comme une “vierge qui fuit”. Les symboles phalliques ne nous sont pas épargnés, jusque sur le visage de l’enfant mort, par ailleurs apparenté au Christ. On y apprend que les têtes vues simultanément de face et de profil “sont —entre autres problèmes— des visions très rapprochées de visages de femmes qui s’agitent sur l’oreiller au moment de l’orgasme … ” On s’y perd dans les dermatomyosites aiguës, les nombres démoniaques, et les membres fantômes… Lorsque l’on sait que ce livre est —de loin— le meilleur qui ait été écrit sur Guernica, on n’ose recommander la lecture des autres sans inquiétude.

(5) Dominique Bozo, Sur quelques portraits 1930-1940, in : Le Courrier de l’UNESCO, décembre 1980. Cité par Marie-Laure Besnard-Bernadac dans l’album du musée.

 


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L’acrobate


1930



Cette peinture, qui appartient à un genre dont on a vu plus haut un autre exemple malheureux (le n° 19), est assez proche de l’esprit et de la manière de Jean Cocteau.
L’idée qui sous-tend cet acrobate : fixer la rencontre inhabituelle de parties anatomiques consécutive à une contorsion acrobatique, est intéressante. La difficulté consiste à faire tenir plastiquement l’ensemble. Cela demande de bouleverser l’anatomie mais encore plus de bousculer la forme. Si, dans cette peinture, l’anatomie a bien été bouleversée, la forme ne l’est pas vraiment. En 1930, Picasso est un des rares peintres, avec Miro, Matisse et quelques autres, qui puisse réussir ce difficile tour de force (1), qu’ils ont réussi de nombreuse fois brillamment. Il n’est pas au plus haut de son art le 18 janvier 1930, date d’exécution de cet acrobate. Le constater n’est pas un reproche.
Une toile de 1929, proche de celle-ci et qui porte le même titre, a été choisie en 1985 pour illustrer la couverture d’un volumineux ouvrage édité par les Beaux-arts de Montréal (2). Ce choix contestable permet de constater que le monde des beaux-arts connaît partout les mêmes difficultés.



(1) Matisse s’est d’ailleurs inspiré de ces acrobates dans les années cinquante.

(2) Pablo Picasso, rencontre à Montréal. Il s’agit d’un acrobate de novembre 1929, dont la recherche formelle est cependant un peu plus poussée.



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La femme au stylet


1931



La femme au stylet, de dimensions modestes, a certains points communs : la tête, les fesses, les étranglements anatomiques, le côté appendice des bras, avec le Grand nu au fauteuil rouge de 1929, que nous avons vu plus haut.
Elle échappe cependant aux difficultés qui ont abîmé cette dernière toile. Le chromatisme en est parfait, le dessin est d’une grande qualité. Il y a symbiose parfaite entre le lieu et l’événement central. La forme, contrairement à l’acrobate que nous venons de voir, apparaît avec évidence puissamment inspirée. La femme au stylet s’impose comme une magistrale leçon de peinture. Une des pièces maîtresses du musée.

 

 


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Grande nature morte au guéridon


1931



Cette toile un peu trop ronde, non exempte de mollesse, doit une bonne part de sa renommée à la petite histoire. Il s’agirait du portrait caché de Marie-Thérèse Walter, avec laquelle Picasso vivait à l’époque une liaison tenue secrète. C’est, bien sûr, le corps de la jeune femme qui est censé être suggéré, par le dessin et la sensualité qui émane des courbes et des fruits, et non son visage.
Une autre toile, éloignée de celle-ci dans le temps, et dans laquelle on reconnaît clairement Marie-Thérèse, semble vaguement accréditer l’hypothèse du portrait caché (1). Mais si la Grande nature morte au guéridon est un portrait caché, il s’agit probablement d’une impression venue une fois le tableau fini. Beaucoup de peintres chez qui l’imaginaire domine commencent en effet leurs toiles sans une idée bien définie ; nombreuses sont celles qui ne reçoivent leur titre —la confirmation de leur vrai sujet— qu’après leur achèvement. Picasso pouvait très bien peindre Marie-Thérèse d’une manière ouverte sans que pour autant on découvre sa liaison avec elle puisque le type physique de la jeune fille préexistait dans son travail bien avant qu’il ne la rencontre. On le trouve, visage et corps, dès le début des années vingt (2). On sait qu’en 1925, lorsque Picasso rencontre Marie-Thérèse Walter au hasard d’une flânerie dans Paris, il subit un choc : elle est l’innocente et superbe incarnation d’une préoccupation esthétique qui l’habite depuis plusieurs années.
Il faut toutefois reconnaître que Picasso avait une bonne raison pour ne pas ébruiter cette liaison : Marie-Thérèse Walter était mineure au début de leur aventure.
Mais la légende du portrait aura surtout caché les faiblesses de cette peinture vitrail aux lignes lourdes, au chromatisme ambigu, aux formes trop décoratives, trop systématiquement stylisées.



(1) Z VIII 205 (curieusement intitulée Composition )

(2) Z III 435, Z V 51, Z VII 45, pour ne citer que ceux-là.

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En haut : Nu debout aux bras croisés. Encre de Chine, Antibes, 1923 (Z V 51)

En bas : Marie-Thérèse Walter sur la plage de Dinard, été 1929

Le dessin a été exécuté deux ans avant la rencontre.

 


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Le sculpteur


1931



La manière linéaire avec laquelle est traité cette peinture mérite d’être examinée. Si, laissant courir librement un fusain sur une toile vierge, on y trace un dessin cursif décrivant des droites et des sinuosités, la ligne se recoupant à maints endroits, on obtient rapidement un ensemble constitue d’espaces fermés. Ces espaces, mis en couleur, aboutiront sans difficulté à une sorte de simulacre d’oeuvre d’art. Ce système, tentant parce que facile, et qui peut être appliqué à l’abstraction comme à la figuration, a précipité plus d’un peintre de la deuxième “Ecole de Paris” dans l’insignifiance (1). Picasso, qui a presque tout fait, s’y est essayé plusieurs fois : L’atelier de la modiste (1926), Le peintre et son modèle (1926), Pichet et coupe de fruits (1931, nous la verrons plus loin), Femme sur fond jaune (1941), etc.
Cette peinture souffre d’avoir été conçue avec ce système —le défaut est plus apparent dans le buste de la femme. Enfin, le bras du sculpteur, d’aspect vaguement végétal, sa jambe et surtout son pied, présentent des excroissances aboutissant plus à une stylisation qu’à un style.
Ajoutons, qu’en règle générale, lorsque les courbes ne se déploient pas dans l’espace avec rigueur et ne sont pas contrebalancées par des droites et des angles, elles aboutissent à une gênante impression de mollesse.
Aux antipodes de ces difficultés, nous verrons plus loin La cuisine, aux lignes superbement maîtrisées.



(1) On notera malgré tout le fait que Juan Miro, en laissant une large respiration aux formes, a usé de ce système avec une maîtrise et un talent incomparables. Picasso était d’ailleurs fortement impressionné par les oeuvres de Miro semblables à celle qui est reproduite ci-dessous (Juan Miro - Une femme, 1932. Huile sur bois, 41 cm x 32 cm).

 

 

 

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Pichet et coupe de fruits


1930


Dessin au crayon, page de carnet à dessin. l963



Cette lourde toile-vitrail (en haut) ne fait heureusement pas partie des collections du musée Picasso de Paris. Elle souffre d’avoir été conçue avec le système linéaire que nous venons de voir (auquel elle ajoute de la raideur). Elle est aussi desservie par une palette difficile : tons bouchés, couleurs décoratives se heurtant au jaune et au rouge. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir été considérée par Hans Jaffé comme " la nature morte de ce type la plus puissante de l’hiver 1931”. Elle a été léguée au musée d’Art moderne de New York par Nelson Rockefeller.
Les grandes collections américaines, contrairement à une légende tenace, ne renferment pas —loin de là—que des oeuvres marquantes. Il existe très peu de collections qui puissent être montrées en exemple. Elles comportent pratiquement toutes, y compris les plus célèbres, d’importantes lacunes et surtout d’extravagantes erreurs.
Sous cette nature morte est reproduit un détail d’une page de carnet, de lecture malaisée (il s’agit en fait d’un nu allongé sur un sofa) montrant d’une façon marquée l’insuffisance du système linéaire.
Avec un peu d’attention, ce dessin nous apparaît systématique, superficiel, abîmé par la facilité. Il est à noter que Picasso a fait relativement peu d’œuvres de ce genre, probablement vite déçu par la gratuité de l’effet produit.
Malgré certaines hypothèses de l’histoire de l’art, les peintures de ce type ne doivent pas être rattachées au cubisme.

 



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Composition au papillon (16 cm x 22 cm )


1932



Cocteau, Breton et bien d’autres écrivains et poètes ont écrit sur la peinture des pages élégantes, fines, brillantes sur le plan littéraire ; mais tournant souvent autour, voire passant à côté du phénomène pictural.
La Composition au papillon n’est pas l’oeuvre extraordinaire qu’y voyait André Breton. Les surréalistes et les poètes qui l’ont approchée y ont naturellement trouvé leur compte, oubliant qu’en peinture la poésie est souvent absente quand le sujet se veut délibérément poétique. Si, pendant l’élaboration de cet innocent petit tableau un coup de pinceau accidentel avait esquissé un vague signe indéchirable —car privé de sens— on l’aurait sûrement qualifié de “mystérieux symbole”.
La poésie chez Picasso est en réalité moins présente ici que dans d’autres oeuvres, occultée par la puissance des grandes compositions, masquée par l’atmosphère ludique des tôles découpées, des briques peintes, des bois bricolés, véritables poèmes-objets dont l’essence poétique est éclipsée par leur propre force inventive.
Mais si ce petit tableau n’est pas le chef-d’oeuvre de poésie que très tôt on a voulu y voir, nous sommes malgré tout en droit d’éprouver pour lui un attachement affectif : cette oeuvre minuscule et fragile (1) issue des mains de Picasso peut nous surprendre, nous émouvoir, lorsqu’on se souvient de leur épaisseur, de la puissance contenue qu’elles exprimaient même lorsqu’elles étaient au repos (2). Pour ces raisons, la place de la Composition au papillon est bien à l’Hôtel Salé.


(l) Par quel miracle le papillon s’est-il gardé intact pendant 56 ans ?

(2) Le fait qu’elles étaient de petite taille ne les empêchaient pas d’exprimer de la puissance.

 


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La mort du torero


1933



Dans ce petit tableau, où nous voyons torero et taureau unis dans une ultime étreinte, le soin avec lequel ont été précisés les fioritures du costume de l’homme et le pelage de l’animal n’indique pas un jour de grande créativité.
Quand il est en pleine possession de ses moyens, Picasso n’est pas le peintre du détail. L’anatomie des trois acteurs de cette corrida est traitée d’une façon assez conventionnelle. Si le sujet est cruel —l’homme et le cheval sont mortellement blessés— la forme reste rassurante. La mort du torero, malgré l’intérêt qu’on lui porte, est un exemple de peinture trop assujettie à l’anecdote.
A contrario, les œuvres de Picasso les plus réussies sur ce thème nous ont donné d’extraordinaires compositions (voir exemple ci-dessous).

 

 

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Minotaure devant une grotte


1936



On attribue habituellement à cette gouache mystère et dimension poétique. Il est vrai que la scène qu’elle illustre, par son étrangeté —nous y sommes en terre connue désorientés*— s’ouvre largement sur l’imaginaire. Mais, lorsque nous apportons du crédit à ce type d’oeuvre, ne confondons-nous pas fantastique et poésie ? poésie et lieux communs ?
Renforçant le mystère d’un monstre fabuleux, nous voyons surtout ici des clichés poétiques : grotte obscure, visage féminin vu à travers un voile, mains suppliantes, etc. Si nous croyons Picasso poète dans ces œuvres-la, nous risquons de ne pas le reconnaître lorsqu’il l’est vraiment. Le dessin de cette gouache n’est, au demeurant, pas d’une grande qualité.
Les critiques d’art ont cependant eu raison de considérer cette œuvre-là comme particulièrement riche en signification. Une chose est en effet certaine : le personnage qui occupe le centre de la scène, créature mi-homme mi-taureau, est bien Picasso. Il a prétendu à plusieurs occasions être le Minotaure et cette prétention était justifiée. Si nous tenons compte de l’époque, la grotte peut être symboliquement assimilée à son foyer, ressenti dans ces années-là comme sombre, triste, voire oppressif. Les deux mains tendues dépassant de son ouverture peuvent donc sans hésitation être attribuées à Olga Khokhlova. A droite, Marie Thérèse Walter, dont la couronne végétale accuse le côté jeune-fille-en-fleur, se tient derrière un voile car son amant est un homme mûr et de surcroît marié ; elle doit donc —et nous savons que ce fut le cas— demeurer cachée. Etc.
Comment ne pas être ému par Marie Thérèse Walter ? La jeune fille si douce, si généreuse et ouverte, aussi aimante que désintéressée, a su garder ces trop rares qualités tout au long de sa vie. Elle pardonnera à Pablo son abandon, lui écrira toujours. A la mort du Minotaure, elle aidera l’une de ses petites filles (la jeune Marina qui vient de perdre son frère dans des circonstances dramatiques) en vendant l’un des tableaux qu’elle possède. La muse enfantine fut aussi une femme d’exception.



* Cette terre connue peut être aussi bien la mythologie que la vie sentimentale de Picasso.

 



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Femme assise devant la fenêtre


1937



Ce pastel laborieux, structuré par un réseau trop rigide d’horizontales et de verticales, et dont le visage est trop géométriquement stylisé, s’approche dangereusement de la décoration. Le système formel est trop apparent, trop pesant : ombre marquée derrière la femme, bavardage dans le vêtement, fenêtre et fauteuil mal intégrés, trop anecdotiques. Le mal touche autant le dessin que les couleurs. On dirait une copie, un “à la manière de”. Situé dans la collection du musée à côte du très beau portrait de Marie-Thérèse (qui en est aussi l’inspiratrice) il est surestimé dans le catalogue où une pleine page couleur lui est consacrée.
Faire admettre la différence qu’il y a entre décoration et phénomène pictural n’est pas aisé. Le public averti et les professionnels de la peinture connaissent bien, dans les meilleurs cas, cette distinction. La décoration et l’illustration usent d’effets, de séduction, recherchent l’agrément dans les formes et dans les couleurs, s’arrête à cet agrément. La peinture, même si elle paraît réduite à sa simple fonction décorative lorsqu’elle est accrochée à un mur, n’est pas, dans son élaboration, un “art d’ornement” ; elle exige du peintre une recherche plus difficile, elle implique son auteur en profondeur. La décoration abuse des procédés : camaïeux, dégradés, géométrisation, stylisation, etc. ; elle s’abîme souvent dans une surcharge de couleurs et de formes, portant fréquemment son choix sur des couleurs que les peintres qualifient justement de “décoratives” : roses tyriens, turquoise, orange vifs, violets, mauves, etc., auxquelles sont parfois surajoutées les primaires.
Si une fresque décorative ou une illustration peuvent être qualifiées de “jolies”, on ne peut jamais attribuer cet adjectif à la peinture. Avec elle nous ne sommes pas dans le domaine du joli mais dans celui du beau.
Mais avec la peinture la notion du beau n’est pas sans ambiguïté puisqu’elle conduit à accepter son contraire : la possibilité du “laid”. Si les corps des cinq femmes qui figurent dans les Demoiselles d’Avignon ne sont ni jolis, ni beaux, leurs formes morcelées, anguleuses, produisent néanmoins dans l’esprit de celui qui les admire une impression de puissance et de beauté incomparable. Les Demoiselles d’Avignon, comme toutes les oeuvres fortes de Picasso, sont aux antipodes du joli, de l’agréable, du séduisant.
Dans cette Femme assise le pastel a été frotté sur l’huile avec un procédé de surimpression qui aboutit à un séduisant effet de matière. On remarquera que les visages de Dora Maar et de Marie-Thérèse qui, dans le sous-sol du musée, voisinent avec ce portrait, se développent sur une seule aire, alors que le visage de ce pastel est cloisonné en cinq parties distinctes (deux bleues, deux blanches, une jaune). Il ne s’agit pas ici d’une de ces constructions savantes dont Picasso a le secret, et qu’il portera a leur apogée dans les années quarante, mais d’un banal cloisonnement, typique du phénomène décoratif.
A cause d’un excès de géométrisation cette œuvre ressemble plus à une carte à jouer qu’à une peinture.

Le fait que ce pastel ressemble à un pastiche nous permet d’aborder sommairement l’intéressant et symptomatique problème des faux en peinture.
Le scandale des faux en art réside moins dans le fait qu’une oeuvre appréciée depuis des années est un jour reconnue comme fausse, que dans ce qui advient de cette oeuvre lorsqu’elle est déclarée contrefaite : admirée la veille encore, elle est le lendemain jetée au rebut, déclarée nulle. Une telle attitude devrait nous paraître absurde.
Il est aussi vain de se scandaliser du fait qu’on s’est laissé abuser par un faux réussi que d’admirer les faussaires, ce que nous faisons trop souvent.
Les faussaires ne montrent pas de génie dans les faux qu’ils commettent : ils ne font preuve que d’une technique brillante —estimée à tort admirable— et d’intelligence. Seule leur intelligence de l’œuvre du peintre qu’ils ont choisi de contrefaire est remarquable. Un faux qui a longtemps trompé le public et les experts doit en réalité peu de choses au faussaire car il puise la plus grande part de sa force dans le talent du peintre imité. Il est donc “plus vrai” qu’il n’y paraît. Dans les meilleurs cas, on est en droit de supposer qu’il aurait pu être exécuté par l’artiste original. C’est la raison pour laquelle il est difficile à démasquer. Qu’il ait pu longtemps paraître authentique n’a rien de scandaleux.
Un faux réussi peut d’ailleurs s’avérer plus intéressant qu’un original médiocre s’il a su tirer du peintre copié le meilleur de son art.

Un événement propice à la création de plusieurs faux de bonne qualité s’est produit dans les années cinquante. Si l’on concevait ces faux–là avec des couleurs chimiquement adéquates et des supports vraisemblables, ils auraient quelques chances de tromper les experts. Dans le film Le mystère Picasso, tourné par Henri Georges Clouzot en 1952 on peut en effet voir furtivement des œuvres qui n’existent pas mais qui ont quand même été peintes par Picasso. Se sont celles qui ont été créées pendant le tournage du film, très vite entrevues et détruites quelques secondes après leur création. Il suffirait pour un faussaire d’arrêter le film aux endroits par lui choisis et de s’inspirer de photogrammes judicieusement sélectionnés.

Ce film donne par ailleurs à voir ce qui est peut-être la seule vraie “méthode” de Picasso, son seul authentique “secret créatif”, dont l’usage a abouti à des œuvres très réussies et à quelques chef-d’œuvres. Il s’agit de l’étonnant procédé construction/destruction/construction, qui consiste à mutiler, à déstructurer —profondément ou non— une peinture à peine aboutie (voire finie depuis longtemps), pour construire à partir de ses ruines une œuvre nouvelle.
La femme aux oursin (ci-dessous) est un bon exemple de réalisation forte obtenue par cet extraordinaire procédé (nous la reverrons plus loin).

 

 

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Portrait de Dora Maar

1937


Portrait remarquable, au visage très séduisant (c’est peut-être la raison de son choix pour la couverture de l’album du musée). Le fond, du type “frottis et grattages”, est ici aussi simple que magistral. Les mains, très réussies, ont dû laisser plus d’un peintre rêveur. Celle de gauche —en épi de blé— d’une admirable audace, constitue le point fort de ce tableau.
Malgré la liberté exprimée, il s’agit bien d’un véritable portrait : le caractère pointu, tourmenté, de Dora Maar est suggéré par la manière anguleuse dont est conçu le dessin.

 


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Portrait de Marie-Thérèse Walter


1937



Dans ce merveilleux portrait au graphisme continu, linéaire, l’œil ne se lasse pas de parcourir le fond, le fauteuil, la robe, et la clarté d’une composition renforcée par la concentration des couleurs dans le motif central. A l’inverse du portrait de la piquante Dora Maar, sa voisine dans le sous-sol du musée, Marie-Thérèse Walter apparaît ici plus ronde, plus tendre. Ses couleurs sont superbes et ce n’est qu’après coup qu’on réalise que sa figure et ses mains sont bleues et que ses cheveux sont verts.
Habitués après tant d’années aux visages vus tout à la fois de face et de profil, nous n’y prêtons plus vraiment attention : ils sont devenus classiques*.
Exécuté dans une sorte d’état de grâce, ce tableau qui n’est pas simple évite cependant toute complication. Le trapèze noir qui sert d’assise au modèle a l’évidence des dessins d’enfant. Les mains sont incomparables et constituent l’un des nombreux cas uniques que l’on peut observer dans le parcours de Picasso à partir de 1937.
Parce qu’elles ont permis aux artistes du passé d’exprimer une gamme étendue de faits et d’états d’âme, les mains peintes ont toujours été révélatrices de leur talent. Chez Picasso, inventeur avant tout, elles manifestent à elles seules la richesse de l’imaginaire. Ici elles ont subi des distorsions anatomiques aussi étranges qu’harmonieuses. On peut admirer la fluidité des déformations et les liaisons subtiles des formes, dont un bel exemple se trouve dans le passage de la main au cou effectué par deux doigts dont l’anatomie baroque crée le sentiment d’une exquise délicatesse.
On a l’habitude de voir dans l’intérieur figuré à l’arrière-plan, comme dans la plupart des nombreuses “femmes assises” de Picasso, un espace clos suggérant l’enfermement. Il est rare qu’un portrait, à moins qu’il ne soit en pied, montre cinq des six faces limitant un espace habitable. Mais cette claustration n’est qu’imaginaire : la structure de l’arrière-plan est purement plastique et les zones anguleuses qui le constituent sont là pour donner, par effet de contraste, plus de force picturale à un personnage défini par des courbes et des ondulations. La présentation de ce personnage sur un fond de perspective réduite à sa plus simple expression (il s’agit ici d’une sorte de pictogramme) lui donne également un plus grand relief.


* Cette extraordinaire invention est peut-être antérieure au 20ème siècle. Un expert en bijoux m’a affirmé avoir découvert, lors d’une recherche portant sur des motifs floraux dans les archives de la Société Bouchara, des personnages vus de face en même temps que de profil agrémentant le dessin d’un papier peint datant du 18ème siècle.


 


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Femmes à leur toilette


1936



Ce grand collage, peu convaincant au premier abord, ne résiste pas d’avantage à l’analyse. Depuis toujours surestimé, il ne s’accepte que si on le considère comme la simple mise en place d’un carton de tapisserie. Les grand formats de haute lisse qui ont été réalisées d’après lui aux Gobelins ne sont pas plus convaincants.
On peut discuter à l’infini de l’improbable “tableau miroir” tenu par la femme de droite (hypothèse retenue par l’album du musée). Il s’agit sans ambiguïté d’un simple miroir (une main tenant un peigne y est visible). Cette partie du collage nous montre bien une femme se regardant dans le miroir qu’on lui tend. Si le visage de cette femme et son reflet sont dissemblables c’est parce qu’il aurait été ennuyeux, frustrant au moment de l’exécution, d’utiliser le même papier peint dans les deux cas. Le deuxième papier, d’un dessin très différent, transforme donc logiquement ce visage. Il a probablement été choisi dans des tons de bleu pour exprimer la froideur du miroir.
Ce collage est d’une grande raideur, impression surtout donnée par la femme de gauche, au tronc aussi rigide qu’amorphe. Il souffre également de la réunion de styles trop hétérogènes. Les formes, dans leur ensemble, ne sont pas trouvées. On lui a cependant donné une place de choix dans le musée où une salle lui est consacrée.
Le catalogue du musée est dans l’erreur lorsqu’il surestime ce problématique travail. Son introduction nous présente ce collage comme étant l’un des chefs-d’oeuvre de la collection, précisant même qu’il intervient “ (…) comme le contrepoint nécessaire à Guernica“. Malheureusement, le contrepoint du chef-d’œuvre qu’est Guernica ne peut être qu’une œuvre très forte. Ce genre d’œuvre existe d’ailleurs chez Picasso, ne serait-ce que la grande fresque intitulée La joie de vivre du musée d’Antibes.

 

 


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Buste de femme au chapeau rayé


1939


Ce curieux portrait, dont la bouche réaliste paraît ne pas faire vraiment partie du système formel et semble rapportée, est un peu moins réussi que certains autres, plus simplement résolus. Il s'impose cependant comme un extraordinaire exercice de style. Le buste en est remarquable. Cette partie du corps, facilement ennuyeuse à peindre, donne à Picasso l'occasion d'affirmer ses dons exceptionnels. L’un des plus beaux bustes de la collection est certainement celui du Portrait de Marie-Thérèse Walter.
La passion, envers l'artiste et envers l'homme, que Picasso éprouvait pour Van Gogh n'est pas étrangère à la facture de ce tableau (1).
On lira avec intérêt l'excellente étude qui en est faite dans l'album du musée.


(1) Entre tous les peintres qu'il aimait, Picasso donnait peut-être la préférence à Vincent van Gogh. Il lui arrivait de contempler pendant des heures ses tableaux projetés sur un mur.



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Nature morte au crâne, oursins et lampe


1946



Cette huile sur contreplaqué est remarquable pour le découpage de l’espace, le traitement du fond et le travail formel du crâne.
Diverses natures mortes avec lampe, poireaux, oursins et qui comportent un crâne sont exemplaires, surtout grâce aux crânes, tous différents et dont les formes sont superbement inventées.
Voir aussi, parmi les sculptures de l'Hôtel Salé, la Tête de mort en cuivre et bronze de 1943, plus réaliste que celle qui est visible sur cette peinture, mais aussi mystérieusement présente qu'une tête du Mexique ancien.
On pourrait s'étonner de la référence qui vient d'être faite aux arts du Mexique ancien concernant une sculpture réalisée dans une époque soumise aux dérèglements de l'idéologie nazie. Il est vrai que la période de la deuxième guerre mondiale fut un moment majeur dans l'oeuvre de Picasso. Mais si l'on trouve dans sa peinture des éléments qui en filigrane rendent la guerre présente : lampes à pétrole et nourritures diverses —témoins des obsessions que leur rareté pouvait susciter, s’il est incontestable qu’elle est suggérée dans d'assez nombreuses toiles, il avoue, dès 1944, qu'il n'a pas cherché à peindre la guerre comme un peintre témoin traquant l'événement sur le vif, mais qu'elle est sans nul doute présente dans sa peinture, qu'elle l'a probablement influencé bien qu'il n'en fût pas conscient.
Dans ces années difficiles, Picasso ne peint pas plus la mort qu'il ne décrit des faits d'armes ou des engins de guerre. La mort sous forme d'exécutions, de cadavres ou de squelettes, et les machines de guerre sont pour lui des images fortement anecdotiques qu’il entend tenir à distance. Il est d'ailleurs bien conseillé par cette prudence car si Le charnier réalisé en 1945 est une toile incontestablement plus réussie que ne le seront les Massacres en Corée six ans plus tard, elle est loin d'être l'œuvre "d'une très grande puissance (1)" que l’on a prétendu.
Picasso ne fait jamais ce qu'on attend de lui ; et ce qu'il fait coïncide rarement avec notre penchant pour les correspondances. Ainsi, contre toute attente, le ciel de Guernica est vide d'avions et les années de l'occupation allemande engendrent d'innombrables et tranquilles femmes assises. Si, comme on le pense, le visage et le corps disgraciés de nombre d'entre elles coïncident avec des difficultés relationnelles autant qu'avec les désespoirs et les ravages dus à la guerre, comment expliquerons-nous, pour l’année 1907, les masques tourmentés des Demoiselles d'Avignon ? De quels événements dramatiques les visages distordus qu'on remarque avant et après la guerre d'Espagne, avant et après le deuxième conflit mondial sont-ils témoins ? Picasso n'aurait-il vécu qu'hanté par les déboires conjugaux et les guerres ?  On sait que la guerre d'Indochine, à cause de son éloignement et du fait qu'elle a été assumée par des soldats de métier, a été vécue en France dans une relative apathie.
L'idée—qui n'est pas seulement répandue dans l'esprit du grand public— selon laquelle le travail d'un peintre ne s'appuie que sur les fluctuations de sa vie privée ou sur les vicissitudes de l'actualité est fragile.
Le sujet des tableaux et leur facture peuvent connaître, connaissent souvent, des causes fortuites, imprévisibles, dépendantes de nombreux facteurs matériels : changement de support, de matériaux, etc. Le reflet d'un coin d'atelier vu dans une vitre pourra faire naître une toile, abstraite ou figurative, qui n'aura aucun rapport avec les objets reflétés, avec la vie du peintre ou l'actualité. Un détail d'une peinture ancienne perçu d'une façon inhabituelle pourra suggérer une nouvelle toile. Assez nombreuses sont les œuvres de Picasso qui furent ainsi exécutées à partir d'œuvres antérieures ; son propre travail fut aussi pour lui une source d'inspiration.
Le peintre est un regard en alerte sur tout. La mémoire visuelle et l'instinct visuel jouent un rôle décisif dans ses motivations. Il peut aborder en plasticien une série de personnages dont les formes baroques seront perçues comme monstrueuses, inquiétantes, alors qu'aucun événement dramatique ne perturbe sa vie. Certains peintres travaillant d’ordinaire avec des peintures acryliques s’aperçoivent avec surprise que lors de l'utilisation accidentelle de couleurs à l'huile leur travail est différent : ils se découvrent, par exemple, plus expressionnistes avec l'huile. On chercherait inutilement dans ce cas précis une raison autre que matérielle au changement constaté. Le fait de se sentir plus expressionniste peut influer sur le sujet même du tableau.
Nombre d'ouvrages écrits sur l'œuvre de Picasso développent un parallèle étroit entre oeuvres et événements extérieurs. En donnant le coup de pouce nécessaire à la coïncidence des dates, chaque événement grave trouve la toile qui lui "correspond". Un livre écrit par Pierre Daix en 1982 s'appuie presque entièrement sur ce procède : "Le 27 mars, Picasso a appris la mort de son vieil ami de 1908, le sculpteur Julio Gonzalez, son collaborateur de Boisgeloup. La Femme assise dans un fauteuil du 23 avril continue le cri " (…) "Dora Maar est encore ce Buste nu, tout désarmé, humilié de tristesse. Puis Picasso la clouera de panique, yeux écarquillés, menton carré, dans une toile aux couleurs vives, qu'on dirait gaies et qui font hurler l'angoisse des bras ballants, du corps qui se tient par habitude : 9 octobre 42. deux cents otages ont été fusilles en août et septembre pour le cent cinquantième anniversaire de la bataille de Valmy." (...) Au dos du dessin en couleurs s'échelonnent des dates du 24 au 30 août, qui sont pour les premières des dates de vrais combats dont les balles sifflent aux oreilles du peintre (2). Plus loin, Pierre Daix suggère, avec, fort heureusement, beaucoup de précautions, que si Picasso a peint Le Café à Royan en nous montrant cette ville baignant dans la fraîcheur et la lumière éclatante de l'été, c'est peut-être parce qu'il pressentait sa destruction d'une manière prémonitoire (3).
On notera par ailleurs le fait que sur cette toile, les piquants des oursins ont été interprétés par certains auteurs comme un rappel du supplice du Christ au Golgotha, le verre de  la lampe étant, quant à lui, vu comme une réminiscence des cheminées des camps d’extermination nazies.
La plupart des ouvrages écrits sur Picasso se perdent ainsi dans l'extrapolation, la dramatisation, sont édulcorés par un excès de sentimentalisme.
A tous ceux qui l'ont approché, Picasso a donne une troublante impression de force vitale. Dans son travail, la mort (sous son aspect crâne humain dans les natures mortes) paraît être absorbée, digérée par le phénomène pictural ; elle semble en quelque sorte annihilée par la force du phénomène. Le crâne humain n'apparaît plus que comme un objet parmi d'autres soumis a la prépondérance de la peinture. Picasso est d'abord le peintre de l'énergie vitale. Et nous pourrions oser dire que nous avons longtemps crû à son immortalité physique, puisque le 8 avril 1973 il nous a semblé que la mort l’avait pris par erreur, dans un moment d’inattention.



(1) Ainsi qualifiée par Pierre Daix dans son livre Picasso, Somogy,1982, page 28.


(2) On sait qu’aucune balle n’a jamais sifflé aux oreilles de Picasso.


(3) Le café à Royan, toile d'un intérêt secondaire, est maintenant conservée à l'Hôtel Salé. Les phrases entre guillemets sont extraites de Picasso, Pierre Daix, Samogy art, 1982, précédemment cité.




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Trois autres très beaux crânes peints par Picasso dans les années quarante (détails). Ils n'appartiennent pas au musée mais leur famille est bien représentée par celui qui est visible sur la nature morte précédente.



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La cuisine


1948



Très belle composition inspirée par la cuisine des Grands Augustins, qui comporte à l'époque trois assiettes accrochées à un mur et des oiseaux en cage, objets donnant vie à une cuisine aux murs blancs assez banale. Picasso avait dit à sa compagne —Françoise Gillot— : "Je vais faire une toile de ça — c’est à dire de rien !”
Faire surgir une peinture comme celle-ci d’une simple cuisine demande un talent hors du commun. Ce tableau, très intelligemment limité dans ses couleurs, est aussi spatial que graphique. Mais malgré les apparences, l'espace proposé ici n'est pas plat mais bien à trois dimensions (contrairement aux nombreux portraits de Picasso dont le champ privé de perspective semble nous dire : "Attention ! Je ne suis pas une femme vue dans un intérieur mais une peinture !").
On peut distinguer, en prêtant attention : des assiettes, des oiseaux, une porte, une fenêtre contenue dans la porte —ces deux objets situés à gauche— une table, divers sièges dont un tabouret (ce dernier en bas à droite), une plante. Le reste est pur jeu graphique.
La reconnaissance de ces objets est utile pour nous convaincre que Picasso s'est vraiment inspiré de sa cuisine pour faire ce tableau. Si nous n'avions pas connaissance du sujet de cette toile (qui rappelle certaines des plus belles recherches de Paul Klee) nous penserions éventuellement au mythe du labyrinthe ou encore, à cause du soleil tourbillonnant—qui n'est autre qu'une assiette— et des nombreux points reliés par des lignes, à la carte céleste d'un ciel inconnu. Et à bien d’autres choses encore, qui enrichiraient notre réflexion sur le problèmes que posent l'anecdote en peinture : la force nécessaire à toute véritable œuvre d'art n'enlève rien à son pouvoir onirique.
Le système graphique visible sur cette toile, qui comporte des sortes de points de soudure rattachant ou finissant des lignes, que Picasso a également développé plus tard dans la figure et l’anatomie humaine, s'est parfois excessivement compliqué, jusqu’à aboutir à de fâcheux effets décoratifs.
La Cuisine exposée à l’Hôtel Salé et dont la première version est conservée au MOMA de New York est, sans doute possible, la superbe pièce maîtresse de cette espèce particulière d'oeuvres.

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Travaux sur papier journal en rapport avec La cuisine. A gauche : une assiette. Au centre :  un poisson. A droite : une cage à oiseaux.

 

 

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Les demeures habitées par Picasso comportèrent très tôt un amoncellement hétéroclite d’objets sans valeur. Quelques photographies donnent à voir une partie de ces objets ramassés non par caprice ou fantaisie mais avec une heureuse intuition : morceaux de bois de toutes tailles et de toutes formes, y compris de simples branchages— pièces de vélo, outils usés, vieux ustensiles de ménage, ferrailles diverses... Tous objets de récupération, trésor potentiel dans lequel Picasso puisait les éléments nécessaires à l’élaboration de ses sculptures et de ses peintures/collages.

Les œuvres qui vont suivre ont toutes été élaborées à partir d’objets de rebut.

 


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La chèvre


1950


Très admirée au musée, La chèvre est constituée de matériaux variés : plâtre, morceaux de bois, carton, panier d'osier, boîte de conserve, cornière, bout de tuyau, ceps de vigne, morceaux de céramique, feuilles de palmier, branchages, fil de fer, clous, ressorts, etc. Elle a toujours généré l’admiration de l'amateur d'art ; parce qu'il s'y trouve en terre connue, parce que le vocabulaire plastique qu'on lui propose est clair, peu codé, où formes et proportions sont à peine "abîmées".
Malgré tout, les assemblages effectués à partir d'objets de rebut, quand ils prennent si peu de liberté avec l'anatomie, présentent un intérêt limité. Il s'agit plus d'un "bricolage" de poète inspiré que d'une réelle invention. Bon nombre de sculptures de Picasso bricolées à partir d'objets de récupération sont infiniment plus inventives.
Il faut reconnaître toutefois, que la vérité de l'animal a été traduite d'une façon saisissante et avec une extraordinaire ingéniosité (c’est une feuille de palmier légèrement retaillée qui fait l’échine ; le sexe est conçu à partir d’un couvercle de boite simplement plié en deux, etc.). Mais cette ingéniosité virtuose peut se rencontrer chez d’autres créateurs.
Peut-être devrions-nous considérer La chèvre notamment comme un objet d'initiation propice à l’abord des pièces moins raisonnables, comme la Petite fille sautant à la corde, La guenon et son petit, la Femme à la poussette (toutes trois visibles ci-dessous).  Après quoi, nous étant préparés à contempler l'invention pure, nous aborderons les  pièces plus difficiles, toujours faites à partir d'objets de rebut (et visibles ci-après), comme La tête de femme,  la Porteuse de jarre, la Femme au jardin, les Figures, pour finir en apothéose avec l’ensemble des Baigneurs. Avec ces dernières œuvres —et bien sûr de nombreuses autres— nous serons confrontés au génie.




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Petite fille sautant à la corde


1950



Premier état de ce bronze : plâtre, panier en osier, moules à gâteaux, plaque de réchaud électrique, chaussures, céramique, bois, fer.
Picasso, qui était hanté par l'impossible réalisation d'une sculpture suspendue dans le vide sans être maintenue par un lien quelconque, avait noté avec intérêt le fait que, dans la phase aérienne de sont saut, un enfant sautant à la corde n’est relié au sol qu'au moment précis où sa corde le touche.
C'est ce bref instant, propice à la représentation poétique de l'apesanteur, qui est cristallisé dans cette sculpture.
La façon dont sont conçus les yeux de la fillette participe à la poésie exprimée. Elle semble les tenir baissés pour mieux assurer son geste. A moins qu'elle ne les tienne fermés pour nous rappeler que l'apesanteur est le privilège de l'innocence ?

 


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Femme à la poussette


1950



Bronze. D'après un assemblage au plâtre comportant principalement une poussette (dont une seule roue d'origine a été utilisée), des éléments de céramique, des plaques de fourneau et des moules à gâteaux.
Grâce a la nature hétéroclite des éléments identifiables qui la composent et a son humour, la Femme à la poussette suscite chez les visiteurs du musée une vive curiosité. Elle voisine dans le jardin des sculptures avec une oeuvre très dissemblable : La femme au jardin, dont les éléments anguleux, 'pointus", sont probablement ressentis comme agressifs. L'ambiguïté du sujet de La femme au jardin (est-ce un être humain ou un animal ?), le fait que ses éléments inventés n'ont aucun rapport avec les objets de la vie ordinaire,  la condamne à un relatif désintérêt. Elle reste une oeuvre difficile pour le grand public. Au contraire, la Femme à la poussette, dans sa simplicité, joue vraisemblablement un rôle positif dans l'approche de l'univers de Picasso par le grand public. Le voisinage de ces deux oeuvres si différentes illustre bien l’heureuse formule de Gaétan Picon : "La civilisation Picasso, ce Louvre d'une autre planète".



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Tête de femme


1930



Il existe, sous des angles différents, de nombreuses photographies de cette sculpture. La plus intéressante est certainement celle qui figure en pleine page dans le catalogue du musée (reproduite ici différemment avec un fond coloré).
Cette superbe Tête de femme, d’inspiration africaine, prend cependant beaucoup de liberté avec la sculpture nègre. Elle est constituée de cornières brisées, de tiges en fer, d'un morceau de tôle, de ressorts à boudin et de passoires. L'ensemble a été passé au blanc pour créer l'unité.
L'expression "sculpture nègre" est aussi approximative que si l’on disait "art européen" à propos d'un objet sculpté en Catalogne ou au Pays de Galles. Elle reste malgré tout pratique lorsqu'il n’est pas nécessaire de préciser les formes d'art nées en Afrique, auxquelles Picasso s'est intéressé (ces précisions n'apporteraient aucune Iumière décisive sur son oeuvre).
L'influence des arts primitifs, et en particulier des arts africains sur le travail de Picasso est une question délicate. La plupart des collectionneurs, marchands et experts en art africain considèrent que Picasso, pour reprendre l'expression qui leur est commune, "a tout pris à l'Afrique noire"; verdict lapidaire prononcé sous l'effet d'une passion justifiée. Il est vrai qu'il est possible de trouver dans les arts africains des ressemblances troublantes avec certaines oeuvres de Picasso (à partir de l906 jusque dans les années quarante, parfois plus tardivement. Quelques masques africains, dits “de maladie" montrent des dissymétries très poussées. On peut aussi remarquer des sculptures enthropomorphiques africaines comportant un nez concave tombant de biais et un œil nettement désaxé (il peut s'agir par exemple de sculptures s'accommodant des malformations naturelles d'une pièce bois). On observe également des masques dissymétriques dans des collections d'art du Népal, chez les Esquimaux, etc. Certaines de ces pièces particulières, surtout africaines, ont des points communs troublants avec les recherches de Picasso à l'époque des Demoiselles d'Avignon. Cependant, ces oeuvres très caractérisées et très rares sont peu ou pas connues en 1907, moment où Picasso peint les Demoiselles et découvre les collections du Trocadéro. Aucune pièce de ce genre n'est présente dans les collections à ce moment-là et les petites boutiques d’arts primitifs que Picasso a pu visiter à Paris en ce début du 20ème siècle ne possédaient probablement pas non plus d’œuvres de cette espèce. Ce dont nous pouvons être sûrs, en dehors de la période primitive africaine bien marquée de Picasso, dans laquelle nous remarquons plus qu'une influence, c'est du rôle joué par les masques des régions du Mali et de la Côte-d’Ivoire, qui ont apporté un concept nouveau et révolutionnaire de sculpture en creux. Des études sérieuses ont été effectuées sur ce point par quelques auteurs.
L'inspiration africaine de certaines oeuvres de Picasso, de même que l'influence venue de la sculpture ibérique, n'enlève rien à son génie. Au contraire, nous pourrions envisager ce fait comme très positif : il est heureux que quelques artistes occidentaux aient pu prendre très tôt conscience des richesses formelles des arts primitifs. Ces artistes ont probablement joué un rôle décisif dans l'intérêt qu'on porte depuis à ces oeuvres puissamment inspirées. On peut supposer qu'ils ont contribué à la reconnaissance d'une âme africaine par ailleurs mal connue et peu considérée. Il est important d'admettre aussi que nombre d'œuvres moyennes et majeures de Picasso ont peu, ou pas, de rapports avec les arts passionnants nés sur le continent africain.
Le fait que les arts africains ont apporté un souffle nouveau à Picasso ne devrait pas nous décevoir mais au contraire nous réjouir. On peut estimer qu'il enlève quelque chose à son génie mais on peut considérer aussi qu'il en donne la preuve : regarder vers l'Afrique noire (car c'est bien d'un "regard porté sur" qu'il s'agit) était le plus sûr moyen de faire avancer l'art occidental. Picasso l'a fait. Au bénéfice de tous.


 


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Un masque Fang


Date inconnue

 


Après ces quelques réflexions sur les arts africain, il serait peut-être intéressant de signaler ici le genre d’erreur qu’il est possible de faire dans ce domaine.
Le masque reproduit ci-dessus est la cause d’une telle gêne qu’il a récemment été retiré de l’exposition publique du Musée National d’Art Moderne de Paris.
On a pu longtemps l’admirer dans la salle consacrée aux artistes Fauves, mais il est tombé en disgrâce. Son histoire est pourtant intéressante puisqu’il a appartenu à la collection Derain et à la collection Vlaminck au début du vingtième siècle.
Le marché de l’art africain s’est grandement développé en quelques décennies. Avec ses bons et ses mauvais côtés. Ainsi, les spécialistes des pays africains de langue anglaise considèrent par exemple que les œuvres issues de ces régions sont les plus « authentiques », les collectionneurs français des anciennes colonies francophones étant, de leur côté, convaincus que les leurs sont plus « vraies », etc.
Certaines pièces d’inventivité moyenne sont par ailleurs fortement cotées et très recherchées pour la simple raison qu’elles sont rares. Mais, donner un surcroît de valeur (parfois des milliers de fois le prix d’une pièce plus répandue) à un objet pour la raison qu’on en trouve peu est un raisonnement très primaire, entaché d’une arrière pensée commerciale.
Dans ce domaine un peu snob où l’on se parle entre initiés, où le moindre amateur se veut spécialiste, on est vite passé de l’état d’amateur passionné au stade de puriste. Et nombreux sont les spécialistes qui se sont prononcés sur « l’origine douteuse » de ce masque Fang. En 1968, l’historien de l’art Jean Laude écrivait à son propos : « Il possède d’ailleurs une valeur de curiosité plutôt qu’une réelle valeur esthétique : il a été probablement vendu sur quelque marché à un Européen, amateur de souvenirs coloniaux ». De son côté, le célèbre historien William Rubin n’a pas hésité à écrire que « le masque fang de Derain est d’une qualité franchement médiocre ».
Il n’est pas douteux qu’un masque ayant participé à des cérémonies rituelles, ayant donc été porté (ayant été « dansé », pour utiliser la belle formule africaine) et montrant une belle patine d’usage, a plus de valeur qu’un objet fabriqué simplement pour être vendu. Mais n’assistons-nous pas dans ce cas précis à une étonnante confusion entre authenticité et sens esthétique ?
Cette confusion revient à dire que si un sculpteur africain avait sculpté deux beaux masques parfaitement identiques, l’un étant destiné à l’usage rituel, l’autre non, celui qui aurait été conçu exclusivement comme œuvre d’art ne présenterait, bien que semblable en tout point au premier, aucun intérêt esthétique.
Par ailleurs, ce masque a été beaucoup admiré par Vlaminck, Derain, Matisse, et Picasso. Dire qu’il est esthétiquement médiocre revient donc également à suggérer que ces peintres, parmi lesquels se trouvaient deux des plus grands noms du 20ème siècle, ont fait preuve en l’occurrence de mauvais goût ; en tout cas d’un net manque de discernement.
Tel qu’il est, sculpté pour un usage rituel ou non, ce masque Fang, par sa simplicité, par la pureté de ses lignes et par la qualité de son organisation faciale, est digne d’attention et c’est avec discernement que les peintres en question s’y sont intéressé. Il devrait donc, accompagné d’un cartel résumant sa petite histoire, retrouver sa place dans la salle des Fauves.





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Les baigneurs


1956



Peinture/dessin* représentant le groupe de sculptures intitulé Les baigneurs.
A l’occasion d’une visite au musée, ne pas manquer de rendre visite à ces extraordinaires sculptures. Elles sont exposées dans le jardin ; les visiteurs oublient parfois d'y aller.
Cet ensemble, dont on découvre sans peine quels furent les éléments qui constituaient les modèles originaux : planches grossières, cadres, pieds de lit, manches à balai, etc., est bien évidemment de toute première grandeur et constitue l’une des pièces maîtresses du musée. Une merveille à observer en détail après avoir joui de l'ensemble.
Sur cette peinture/dessin, la structure de droite comportant quelques marches est un plongeoir.
Bien qu'exécutées avec une totale liberté à partir d'objets récupérés, ces sculptures montrent une maîtrise formelle qui les éloigne beaucoup de certaines créations des Singuliers de l'art auxquelles elles ne sauraient être comparées.  On remarquera que tout en gardant une incontestable unité (qui doit en réalité bien peu au pouvoir unificateur du bronze), l'ensemble présente une grande diversité de formes : observer avec attention les mains, les bustes et surtout les têtes des personnages.
D’autres personnages très proches dans l’esprit ont été réalisés à la même époque à l’aide d’objets banals et des bois récupérés, parmi lesquels un extraordinaire homme debout dont les mains étaient confectionnées avec des fourchettes et la tête à partir d’une simple cuiller à soupe.

 


* Il ne s’agit pas d’une recherche mais d’une œuvre exécutée, ainsi que d’assez nombreuse autres,  après la réalisation en volume des six sculptures.

 


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Tête


1958



Ce beau bronze réalisé à partir d’une caisse rappelle Les baigneurs que nous venons de voir, exécutés deux ans plus tôt.
Seuls quelques créateurs privilégiés et quelques très rares auteurs d’art brut peuvent aboutir à de semblables réussites. Les premiers en conjuguant invention et poésie, les seconds en laissant s'exprimer leur innocence.
Malgré tout, une sculpture aussi équilibrée : rapport des proportions, sens de l'espace, simplicité, est peu probable chez un artiste marginal.
Sur l'assemblage original, les yeux étaient constitués par des boutons, la base par un bol.
On peut considérer cette pièce comme découlant des réflexions suggérées à Picasso par l'observation de certains masques africains réalisés en creux.



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Dans le musée Picasso de Paris

 

 


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Massacre en Corée


1951


Cette fresque peinte à l'huile sur du contreplaqué fut sans doute exécutée avec un souci de lisibilité. A l'époque, les amis communistes de Picasso lui reprochaient de ne pas être dans la ligne du réalisme socialiste, et même de ne pas avoir su réinventer cette forme d’expression. Nous avons vu plus haut que c’était une magistrale erreur.
La référence au Tres de Mayo de Goya est évidente. Ce qui apparemment l'est moins c'est le problème que pose cette peinture, pas assez réaliste pour aboutir à une oeuvre vraiment "engagée" et pas assez dramatique pour exprimer l'horreur d'un massacre. Avoir doté les soldats d’armes à connotation futuriste et de casques à mi-chemin entre les chevaliers moyenâgeux et le mythe du robot  n’a pu suffisement dramatisé la scène.
Cette peinture limitée, retenue, n'est pas non plus assez trouvée (ou, si l’on préfère : inventive) pour être plastiquement forte (écueil très évident dans les personnages situés à gauche).
Si l’on ne prend pas conscience de ce problème —ici manifeste dans une oeuvre qui n'est la cause d'aucun réel saisissement— on ne comprendra pas les problèmes complexes que posent de nombreuses autres toiles. Une œuvre assurément mineure.




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L’ombre


1953



Picasso a peint deux fois même cette toile, avec des différences importantes, le 29 décembre 1953. Celle-ci, très belle, est actuellement dans les réserves du musée. Elle mériterait un meilleur sort.
Picasso reprendra le même sujet le lendemain (trois toiles en deux jours !) pour aboutir au magnifique Nu dans l’atelier que nous verrons plus loin.
Celle-ci est reproduite par erreur inversée dans le catalogue du musée, qui en donne une image spéculaire. Cela n'a pas de conséquence étant donné la petitesse de la reproduction. Il en serait autrement si cette image était de dimension importante. En effet, la reproduction spéculaire d'un tableau ne se réduit pas seulement à la vue inversée de ce tableau : elle génère une perception légèrement différente, qui n'est probablement pas la même selon qu'on appartient à une culture qui pratique la lecture de gauche à droite ou de droite à gauche.
L'observation inversée d'une peinture, qu'on obtient aisément avec un miroir, peut s'avérer utile pendant son exécution : elle procure au peintre une vision neuve du tableau. A fortiori, l'examen d'une toile posée sur le côté, ou renversée, sera encore plus constructif : on se souvient de l'étonnement de Kandinsky, découvrant en rentrant chez lui une de ses toiles figuratives posée par hasard sur le côté et devenue de ce fait indéchiffrable sans rien avoir perdu de sa beauté plastique. Cet incident fut l'un de ceux qui fortifièrent dans son esprit l'idée de la peinture abstraite.



 

 


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Le buffet de Vauvenargues


1959-1960



Quand Picasso commence cette peinture, fin mars 1959, il a déjà fait durant les cinq jours précédents trois tentatives sur le même thème tout aussi peu réussies. Cette quatrième composition reste inachevée : détail qui d’ordinaire n’est pas mentionné. Il semble que malgré son importance il soit passé inaperçu. Elle a été maintes fois retravaillée, plus de 30 fois en 10 mois (1), ce qui est tout à fait exceptionnel. Ces trop nombreuses reprises, pour une toile relativement simple, indiquent chez Picasso d’inhabituelles et  sérieuses difficultés.
Les dates inscrites sur le catalogue du musée (mars 59/janvier 60), ne signalent pas que cette toile ratée n'a en réalité jamais été finie. Le fait n'a d'ailleurs été indiqué dans aucun ouvrage. Précisons que Le buffet de Vauvenargues n'est pas une de ces œuvres volontairement inachevées, dont l'inachèvement contribue à la réussite.
La peinture, comme les autres formes d'expression, ne connaît pas de thèmes impossibles ; la forme transcende ce qui a priori peut apparaître comme anti-sujet. Cependant, un peintre qui tente de représenter dans sa totalité un meuble tel qu'un buffet ou une armoire peut s'attendre à rencontrer d'insurmontables difficultés ; ces objets constituant surtout une lourde masse monolithique. Les ornements d'un buffet baroque, cariatides, angelots, colonnes, n'apportent pas de réelle solution au problème.
L 'absence de tête du chien  peut être vue comme une preuve que cette toile sans réelle invention, qui confond lourdeur et puissance, n'est pas aboutie .
Pour finir cette peinture, il aurait fallu la refaire entièrement. La partie droite, autour du personnage debout (dont les formes, ainsi que celles de l’enfant, assez typiques de la "modernité" des années cinquante, sont pauvres en invention, laisse voir un espace vide. Cet espace est passé au blanc non pour signifier une quelconque lumière ou pour simplement constituer une zone de valeur claire, mais bien pour être retravaillé par la suite. Ce qui n’a jamais eu lieu.
Le buffet de Vauvenargues, œuvre qu'on a prétendu majeure, est en réalité une peinture non finie, abandonnée.
Le dessin de l'épaule du chien, lorsqu'on y prête attention, peut suggérer une tête tournée vers nous (malaisée à discerner sur une reproduction) ; mais cette tête n'existe que dans notre imagination. Contredite par les Buffet de Vauvenargues antérieurs elle n’est d'ailleurs pas logique dans la construction et dans le style du chien.
On pourrait trouver contestable le choix du mot "logique" dans la phrase précédente. Cependant toute peinture, aussi libre soit-elle, exprime sur le plan de la forme une dialectique profonde, qui est plus qu'une cohérence, dans laquelle elle puise une bonne part de sa force. Cet équilibre complexe, qui trouve des échos subtils dans notre espace intime, fait de la peinture contemporaine depuis Kandinsky un art d'intériorité. Il atteint dans l'oeuvre de Picasso un haut degré de complexité. Ce qui n'empêche nullement ses peintures de déclencher en nous des émotions immédiates. Donner une idée de cette "logique des formes" est ce qu'il y a de plus difficile ; un livre entier n'y suffirait pas ; elle n'est d'ailleurs peut-être pas abordable par l'écrit. L'œuvre de Juan Miro, pour ce qui concerne ce point capital, est exemplaire. Moins complexe que l'œuvre de Picasso —qui organise une figuration irrationnelle, défigurée, mais toujours ouvertement figurative—, celle de Miro atteint constamment la perfection. Cette logique picturale se manifeste chez tous les peintres, y compris chez ceux de l'actuelle Figuration Libre, pour lesquels la liberté est prépondérante. On la remarque jusque dans les meilleures œuvres d'art brut ; elle nous semble alors mystérieuse, inexplicable, et ne fait qu'ajouter à notre trouble, à la force de notre émotion (2). Les peintures de Francis Bacon, qui semblent déformer le miroir de nos angoisses, montrent une logique de la forme aussi superbe que difficile à maîtriser. On pourrait tenter de donner une idée très approximative de cette logique en détaillant le célèbre vers de  Paul Eluard :"La terre est bleue comme une orange" : dans cette formule éminemment poétique, la rondeur et la masse de la terre sont évoquées par la forme et par le poids de l'orange ; la couleur bleue est complémentaire de l’orange (donc son partenaire idéal...) Cet exemple n'offre bien sûr que l'intérêt contestable d'une analogie. On notera malgré tout cet ultime cadeau du ciel au poète : la terre vue de l'espace apparaît effectivement comme une boule à dominante bleue !
Dans une toile aboutie on ne peut rien changer, retrancher ni ajouter à la forme sans porter préjudice à la peinture.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Guernica n'est pas, sur ce plan, "absolue". On peut le démontrer à partir des dessins préparatoires qui nous sont parvenus et avec les premiers états du tableau conservés sur photographie. Si, pour certaines parties de la toile, Picasso avait choisi quelques-unes des solutions qui furent abandonnées, elle aurait été encore plus forte. Cela n'empêche pas Guernica d'être un incomparable chef-d'œuvre, car le génie va bien au-delà de cette logique des formes.
Bien qu'elle ait été reconnue comme une oeuvre importante par de nombreux auteurs, on chercherait en vain la moindre empreinte de génie dans Le buffet de Vauvenargues.


(1) Nous connaissons précisément le nombre de ces multiples reprises grâce à l’habitude qu’avait Picasso de noter au pinceau à l’arrière des toiles la (ou les) date d’exécution.

(2) La manifestation d'une logique picturale savante dans certaines oeuvres d'art brut peut trouver une explication aussi simple qu'inattendue mais qui dépasserait le cadre de cet essai.

 

 

 

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Le déjeuner sur l’herbe


1960



Ce Déjeuner sur l’herbe peut être considéré comme un autre exemple de toile trop travaillée. Il ne supporte pas la comparaison avec le prodigieux Déjeuner qu’on verra plus loin (n°58).
Dans cette composition manièriste, constituée d’un réseau de lignes où l’œil s’égare, des éléments d’égale importance se neutralisent. L’anatomie des deux personnages du premier plan est lourde, stylisée et même simpliste pour l’homme, confuse pour la femme dont la déstructuration maladroite aboutit à une sorte de déliquescence. Mis à part le blanc et le noir, les valeurs ne sont pas assez différenciées. La végétation devient décorative par excès de complication. L’ensemble donne une impression de surcharge. Seule la partie centrale, le nu situé au-dessus de l’homme assis, est forte. La prolifération désordonnée des détails —petites touches de peinture, petits signes répétés sur le même mode— remplit et surcharge l’espace sans véritablement parvenir à le construire. L’ensemble donne une impression de perte de tension, d’émiettement, et pour reprendre l’expression d’un galeriste du Marais en accord avec l’auteur : de bavardage.
Il faut reconnaître qu'un nombre important de compositions tardives de Picasso, à partir des années soixante, sont fatiguées, édulcorées, obsessionnelles. La mollesse de la forme, les clichés, les manies, abîment gravement cette dernière période : yeux des personnages démesurément agrandis ou exorbités, doigts de pieds ouverts, omniprésence de la nudité, fort accent mis sur ses zones intimes : sexes, anus, poils, pointes de seins en érection.
Il semble que Picasso veuille dans cette dernière époque remettre une dernière fois tout en question et s'opposer à ses propres forces en effaçant dans son travail toute trace de virtuosité. Mais il n'a plus vraiment les moyens de ce dépassement. Beaucoup de toiles de cette période sont d'ailleurs enfermées dans un pittoresque assez dérisoire : guerriers, mousquetaires, toreros.
Cette dernière époque, assez décevante dans son ensemble, est logique dans l'oeuvre de Picasso. Plus un artiste est authentique, plus il a des chances d'aboutir à la fin de son aventure picturale à une sorte de néant, ou à ce qui nous apparaîtra comme tel. Certaines œuvres tardives n'auront cependant que l'apparence du vide et seront au contraire d'une grande plénitude : celles qui, justement, atteignent l'essentiel avec très peu de moyens. On pourrait éventuellement aussi supposer que Picasso, comme Matisse, Bonnard, et quelques autres peintres vers la fin de leur vie, a tenté de trouver un climat proche de l'enfance. Etat peut-être issu d'un certain détachement : il ne reste plus rien à prouver, ni comme artiste, ni comme homme. Atmosphère parfois voisine de l'éblouissement (revoir L'amandier en fleurs de Bonnard, suggérant par un dépouillement  qui en fait presque une oeuvre abstraite,  une impression d'innocence).
Quelques œuvres sont, sur ce point, assez proches du dessin d'enfant. On sait que tout rapport avec l’enfance et tout rappel de cette particulière époque de la vie sont la marque des créateurs d'exception, quelle que soit la nature de leur art.
Il n’est par ailleurs pas impossible, devant ces oeuvres tardives dont les moyens sont limités à l'extrême, de soupçonner chez leurs auteurs le secret désir d’atteindre une sorte de nirvana pictural. On sait que le mot nirvâna peut se traduire par anéantissement et que cet anéantissement découlant de la richesse a quelques chances d’atteindre la quintessence. Certaines œuvres laissent par ailleurs voir des éléments schématiques suggérant une sorte de tentative d’expérience pictographique. Mais nous sommes ici dans le domaine très fragile des hypothèses.
On tente depuis peu de réhabiliter cette période finale, sévèrement critiquée dans les années soixante. S'il est vrai que ces années particulières du travail de Picasso n'étaient pas en leur temps condamnables, elles ont peut-être actuellement moins besoin d'une réhabilitation que d'une relecture attentive. Lorsqu'on porte un regard critique sur les toiles les moins réussies de cette période elle peut s'avérer très décevante, mais si l'on considère les oeuvres les plus fortes elle se révèle intéressante, en avance sur son temps, passionnante lorsqu'elle nous montre Picasso lancé corps (2) et âme dans une nouvelle et périlleuse aventure, toujours hanté par l'expression de la puissance, encore aiguillonné par l'obsession du dépassement.
Le jugement qui a été porte sur l'ensemble de cette période souffre d'avoir été inattentif. Celui que nous portons actuellement risque de l'être encore. Selon notre vieille habitude nous jugeons globalement en bien ou en mal des ensembles de choses, de lois, et d'êtres hétérogènes.






(1) Ils sont d'ordinaire moins considérés. Peut-être parce que leur format est nettement plus réduit et qu'ils semblent —faussement— moins "modernes" ?

(2) Le corps y est en effet plus que jamais présent, aussi bien celui des personnages peints (l'anus, tabou majeur, n'avait jusqu' alors jamais été aussi méticuleusement précisé), autant que par la présence physique de Picasso, très évidente dans la facture gestuelle qui définit ces oeuvres tardives.





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Femme aux bras écartés


1961



Cette sculpture, justement mise en valeur dans l'album et dans le guide du musée, est bien évidemment une œuvre majeure. D’abord découpée dans une modeste feuille de papier, elle fut agrandie aux environs des dimensions humaines dans une tôle épaisse. Pendant cette opération, elle subit quelques transformations, dont la perte de l’espace prévu à gauche entre la jambe et le bras. Bien que haute d’un mètre quatre-vingt et réalisée en acier, elle conserve du papier plié dont elle est issue une impression d’extraordinaire légèreté.
Le graphisme très simple des pieds et des mains a été suggéré à Picasso par les déchirures que comportait la feuille de papier originale lorsqu'elle a été arrachée à la spirale de l'album à dessin. Comme toujours, Picasso est attentif à tout ce qui peut immédiatement participer à la réalisation de l’œuvre.




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Vieil homme assis


1970-1971



On a voulu voir dans cette peinture un peu "ronde", à peine finie, le portrait fatidique d'un vieux peintre qui s'est fait manchot.
Beaucoup de personnages assis (en majorité des femmes) peints par Picasso ont une main vue de profil, aisément reconnaissable. L’autre l’est beaucoup moins à cause de l'angle de vue qui nous la montre souvent de face, en raccourci. C'est cette vue en raccourci d’une main fermée qui peut poser une difficulté de lecture et qui, dans certains cas, donne l'illusion d'un moignon. On en trouve de nombreux exemples, parfois inversés (1).
La main du Vieil homme assis n’est pas un moignon : les cinq traits bien marqués qu’elle comporte peuvent être lus comme une ébauche de doigts. Le moignon n'est qu'une hypothèse : Picasso a pu effectivement y penser. Les seules choses dont nous pouvons être surs c'est que cette toile n'est pas vraiment finie (2), ce qui est surtout visible sur —et autour— de la main discutée, et que si Picasso a pensé à un moignon, il a aussi pensé à une main. De toute façon, s’il a pensé à un moignon —thème tentant du vieux peintre qui ne pourra bientôt plus peindre— comment expliquer la présence de ce même « moignon » dans de nombreuses autres femmes assises et même dans des portraits d’enfants ?
Il existe par ailleurs une troublante correspondance entre les mains déformées par l’arthrite rhumatoïde visibles sur un portrait représentant Renoir —portrait réaliste exécuté au fusain en 1919, conservé à l’Hôtel Salé— et de nombreux portraits réalisées plus tard par Picasso. La ressemblance est assez marquante avec les mains d’une femme assise  peinte en 1962 (voir les images).

 

 

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Est-ce une simple coïncidence ou bien la marque d’une réalité plus profonde ? Question aussi hypothétique que malaisée à résoudre.

Vue dans sa réalité ce Vieil homme assis est assez émouvant, sans doute parce que nous savons que c'est une des dernières œuvres réalisées. Peut-être aussi parce que le geste, qui traduit autant de désarroi que d'impuissance, y est encore présent.
Il est incontestable qu'elle est la conséquence d'une réflexion sur la quête du sujet et sur les disgrâces de la vieillesse : le peintre le plus célèbre de l’histoire contemporaine vient alors d'entrer dans sa quatre vingt neuvième année.
Il faut aussi reconnaître, bien que cette toile ne soit pas restée volontairement inachevée,  que par ses frottis, ses barbouillages et ses coulures, elle montre bien ce que Picasso avait tenté —et réussi— quelques années plus tôt : une écriture picturale nouvelle "fondée sur la liberté et le spontanéisme absolu, esthétique primaire, brutale du <<mal peint>>, du non fini, et mise à nu de la matérialité de la peinture “(3).



(1) Quelques cas : Femme dans un fauteuil (5 mal 19461),  Femme nue dans un rocking-chair (26 mars 1956), Buste d'homme (28 juin 1971), Femme dans un fauteuil (29 octobre 1948), et surtout : Femme assise (13 mai/16 juin 1962) dont la main droite sans doigts présente le même rond central que celle du Vieil homme assis.


(2) Picasso a pris très tôt conscience de ce fait excessif : depuis la reconnaissance des Demoiselles d'Avignon comme chef-d'œuvre, plus personne n'est capable de faire de distinction entre ses œuvres volontairement inachevées et celles qui ne sont pas abouties.
Certaines de ses toiles sont non seulement inachevées mais également composites (elles sont d'ailleurs composites parce qu'inachevées). Les titres qui ont été attribués à ces peintures attestent le fait que leur nature particulière n'a pas été perçue. Leur inachèvement n’est en effet jamais mentionné. Elles présentent deux styles différents non prévus —par exemple : une scène peinte sur une toile abandonnée précédemment et traitant d’un autre sujet est restée inachevée. Elles ne doivent pas être confondues avec des toiles présentant des styles volontairement différenciés (comme La crucifixion, que nous avons vue plus haut).
Les œuvres volontairement non finies, qui attestent que Picasso a porté la non finition d’un tableau à son summum, doivent bien évidemment être considérées comme abouties.
Il serait sans doute superflu d'aborder ici le mythe du tableau nécessairement non fini, complaisamment répandu par nombre de peintres, y compris par Picasso lui-même.

(3) Analyse remarquablement exprimée par Marie-Laure Besnard-Bernadac dans le catalogue du musée.




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Paysage


1972



Ce paysage, qui constitue une saisissante leçon de liberté, est peut-être l’un des plus réussis par Picasso. On sait qu'il en a fait assez peu. La figure humaine, difficulté majeure, nécessité suprême d'invention, l'intéressait plus que tout. Avec Bacon, il aurait pu dire : "Il n'y a que l'humain qui m'intéresse !" (phrase prononcée également par Matisse sous une autre forme).
Il est évident que le paysage n'est ici qu'un prétexte. Il n'est identifiable que grâce à la présence des deux principaux palmiers : il s'agit d'abord d'étaler des couleurs sur de la toile avec le plus de liberté possible.
Cette huile (qui est presque une anti-peinture) garde le geste présent et semble toujours en train d'être exécutée. Des lignes de force discrètes s'ajoutent à celles qui sont appuyées pour suggérer un puissant dynamisme.
L'album du musée nous dit qu'au centre de ce tableau, le motif en forme d'arête de poisson est un symbole sexuel. On y lit encore que dans l'œuvre de Picasso, "la flèche et les traits ronds sont aussi des symboles sexuels". Affirmation fragile : il est vrai que Picasso, comme beaucoup de peintres et de dessinateurs, a de nombreuses fois représenté le sexe de la femme de la façon la plus simple : un trait dans l'axe du corps et deux en angle marquant de chaque côte le pli de l'aine (ce qui incontestablement ressemble à une flèche). Il est vrai aussi que Picasso a souvent traduit le sexe féminin par un graphisme évoquant une sorte d'arête de poisson (ou un empennage de flèche). Déduire de ces observations qu'une flèche ou qu'une "arête de poisson " visible dans une de ses toiles sont des symboles sexuels est faire preuve de manque d’attention. Picasso, plasticien d'exception, se passe volontiers de symboles (1). Le seul cas identifiable d'un sexe de femme représenté en dehors d'un corps est visible sur un dessin du 8 février 1934 (2) ; il fait partie d'une série de dessins qu'on pourrait qualifier de surréalistes, exécutés entre le 6 et le 10 février. Voir des symboles sexuels ailleurs n'a pas de sens (3).
L'arête de poisson de ce paysage n'est tout simplement qu'un conifère. On peut en voir un autre, aux branches plus épaisses, jeté en cinq coups de pinceau en haut et a l'extrême droite de la toile.



(1) Ceux que l'on peut observer (par exemple dans L'enlèvement des Sabines, du 4 novembre 1962, où l'on voit sur un visage de femme renversé un nez phallique pointé vers une bouche ouverte sont malgré les apparences plus des coïncidences que des symboles volontaires. Quand Picasso est hanté par le sexe il est ouvertement pornographique. Le symbole n'est pas de son humeur picturale, il l'apprécie peu, s'en méfie. C'est l'ambiguïté même du symbole qui explique son désintérêt pour le surréalisme. On notera par ailleurs que les œuvres surréalistes les plus fortes usent des symboles avec circonspection.

(2) Composition, 8 février 1934 (Z VIII, 176) ; auquel on pourrait ajouter un autre cas dans les années soixante-dix : une huile inachevée recouvrant un nu dont ne subsiste plus que quelques éléments.


(3) Il est vrai qu'un critique d’art a vu dans le harpon de La Pêche de nuit à Antibes un "violent symbole sexuel" !





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Les mains peintes par Picasso




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Avec le Vieil homme assis, vu précédemment, nous avons abordé la représentation des mains dans la peinture. Elément plastique aussi riche que simple, permettant aux peintres du passé d’exprimer une gamme étendue de faits et d'états d'âme, elles ont toujours été indicatrices de leur talent. Chez Picasso, qui est d’abord un inventeur, elles expriment à elles seules la richesse de l'imaginaire et sont, de ce fait, l’objet d’étude idéal de son travail. J’ai tenté, il y a quelques années, d’en réaliser la typologie.

Il est possible dans son oeuvre de distinguer jusqu’à dix types différents :

- Le type "végétal" : épis de blé, pétales, feuilles, rameaux.

- Le type "dessin d'enfant" : nombreux cas ressemblant au type "pétales" (exemple : Maya à la poupée).

- Le type "schéma" ou "signe" : suggestion réduite à un graphisme simplifié à l'extrême (Les baigneurs, Femme aux bras écartés).

- Le type "sculptural" : nombreuses variantes montrant parfois des pattes, des appendices, des "moignons". Il est surtout visibles dans les toiles sculpturales. On pourrait dire que ce type comporte également un sous-type auquel nous pourrions donner le titre de  “plastique”, de plastikos : relatif au modelage.

- Le type "informel", d’esprit expressionniste, parfois simple, parfois compliqué : formes vagues extraordinairement libres. Parfois simple réponse au graphisme de la toile.

- Le type "géométrique", presque toujours visible sur des toiles fortes. Il comprend des sous-types (cristallin, technique, etc.).


- Le type "Guernica". Ce tableau comporte d'ailleurs trois types différents. Le plus remarquable —qu'on pourrait appeler "type Guernica”— étant celui qui est visible sur la femme qui lève les bras et sur celle qui tient une lampe (cette main comporte la direction de l'auriculaire inversée).

- Le type "hyper graphique" : souvent visible dans des toiles elles-mêmes très graphiques et compliquées. Les articulations peuvent être accusées, avec parfois des plis cutanés. Dans beaucoup de cas, simple complication des types Guernica ou "végétal" (Homme suçant une glace de 1938).

- Le type “synthétique”, en écho plastique avec le genre spécifique de certaines peintures (œuvres par ailleurs bien différenciées).

- Le type "réaliste". Les mains des Demoiselles d'Avignon, peinture révolutionnaire pas encore totalement engagée dans ce qui va devenir la plus grande aventure picturale du vingtième siècle, gardent de l’anatomie classique une forme réaliste.

Il est possible de voir cohabiter deux types différents (exceptionnellement trois) dans un même tableau. On ne dira jamais assez à quel point l'art de Picasso est libre.
Les preuves qu’il n’était pas, comme beaucoup d'artistes, à la recherche d’un système sont bien sûr nombreuses. Nous en verrons une dans la main gauche d'une Femme assise de 1938 (à voir plus loin au n° 61) qui montre la direction de deux doigts, l'annulaire et le médium, inversée, superbe audace plastique qu’on ne retrouvera dans aucune autre toile... On rencontre d’ailleurs de nombreux autres cas uniques*. La plupart d'entre eux, difficiles à situer dans cette typologie, la rendent incertaine. Son seul vrai intérêt est probablement de mettre l'accent sur l'incroyable diversité d'un monde formel né de l'imaginaire d'un seul créateur. Là encore, le mot génie s'impose.

Les plus belles mains reproduites dans cet essai sont visibles dans les toiles suivantes :

Portrait de Dora Maar. Végétal (épi de blé).

Femme aux bras écartés. Schéma ou signe.

Portrait de Marie-Thérèse. Cas unique.

Femme au rocking-chair. Schéma ou signe (cas unique).

Femme assise. Cas unique.

Les baigneurs. Schéma ou signe. Difficilement discernables sur une petite reproduction.

Le déjeuner sur l’herbe.  Schéma ou Dessin d'enfant. Remarquables pour leur extrême simplicité.

Femme assise dans un fauteuil. Géométrique.

L'homme à l'épée. Dessin d'enfant ou Informel. Remarquables pour la liberté qu’elles expriment et leur étonnant accord avec le reste de la toile.


A l'occasion d'une exposition récente, un critique d'art constatant dans une toile qui avait retenu son attention l'existence d’un pied pourvu de six doigts s’est interrogé sur ce fait. Ces libertés prises avec l'anatomie ne sont pourtant pas rares dans le travail de Picasso ; car si de nombreux pieds et mains comportent moins de cinq doigts (parfois trois),  d'autres en donnent à voir six. On peut même signaler une femme possédant sept doigts à la main gauche dans une toile de 1939, ce qui n'empêche pas cette main, et cette toile, d'être très réussies. La main d’une des jeunes femmes visibles sur la très belle Pêche de nuit à Antibes comporte également sept doigts.

 

 

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Sur le dessin du haut on peut considérer que cette main qui tient fermement une épée brisée — il s’agit d’un travail préparatoir pour Guernica— comporte un sixième doigt. Si l’on enlève un doigt on obtient le dessin du bas, lequel, à vrai dire, ne perd pas de force.
Sur la grande toile conservée au musée du Prado, la main qui tient l’épée cassée, très différente car beaucoup moins puissante (presque féminine comparée à celle-ci) , ne montre pas de sixième doigt

Les critiques d'art qui s'interrogent sur ces "anomalies" montrent bien leur ignorance du fait pictural. Ces doigts sous et sur numéraires n’ont aucune signification particulière et ne sont que le produit de la fougue créatrice.




(*) Une toile conservée au musée, intitulée Jeune garçon à la mangouste, comporte elle aussi deux mains remarquables (la gauche présente également une des très rares inversions digitales).  

 



Quelques types de mains montrant des concepts formels nettement différenciés :




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L'image située en bas à droite donne à voir deux mains d'enfant feuilletant un livre. La vue qui la précède représente deux mains jointes.

 

 

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Les collections du musée étant ouvertes et donc appelées à s'enrichir, une grande lucidité sera nécessaire pour le choix des nouvelles pièces qui seront acquises ou empruntées. Dans les pages suivantes on trouvera une sélection d'oeuvres d'un intérêt notable. Il serait peut-être judicieux, pour compléter les collections, de donner la priorité aux pièces qui leur sont proches (1). Parmi les oeuvres qui illustrent ces pages certaines appartenant à des galeries ou à des collections privées sont encore accessibles. Ces oeuvres présenteraient pour l’Hôtel Salé trois avantages :

- Leur absence marque un vide dans les collections du musée.

- N'étant pas reconnues comme chef-d'œuvres (2) leur acquisition ne présente pas d'insolubles problèmes.

- Elles sont représentatives des moments les plus intensément inventifs dans l'art de Picasso.



(1) Proches par l’esprit formel ou pour la raison qu’elles ont abouti à ces œuvres particulières.

(2) Excepté L’aubade, qui est reconnue comme œuvre maîtresse de l’Occupation par la majorité des spécialistes, et les variations sur le thème des Ménines qui sont probablement estimées comme œuvres fortes.

 



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La femme aux oursins. 1946. Premier et deuxième état
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Nous connaissons, grâce à Françoise Gilot, des détails physiques sur le personnage pittoresque à l’origine de cette remarquable peinture que nous avons vue plus haut :
« Elle était si grosse et son café si étroit qu’elle arrivait à peine à s’y tenir. Aussi restait-elle dehors pour attirer la clientèle. Elle mesurait à peine un mètre cinquante, était aussi large que haute, et dans un encadrement de petites boucles acajou présentait des traits croquignolesques, juste dégrossis à la serpe, avec un drôle de petit nez en trompette, sous la visière d’une énorme casquette d’homme » (1).


Le premier état de cette huile sur contreplaqué, connu grâce à une photographie, permet de prendre conscience des transformations que pouvaient subir chez Picasso des peintures dont les dimensions et le propos restaient relativement modestes. Le sujet de ce tableau n'est en effet plus identifiable pour qui n'en connaît pas le titre. Cette œuvre met en évidence l’un des extraordinaires ”secrets créatifs” de Picasso dont nous avons parlé plus haut, à la fin de l’étude consacrée à la Femme assise devant la fenêtre. Elle est plus savante que les meilleures aquarelle de Paul Klee, aussi ludique qu'une belle gouache de Gaston Chaissac, aussi habitée que les plus fortes oeuvres des Primitifs. Cette Femme aux oursins pourrait ainsi avoir pour sous-titre : << Comment l'anecdote disparaît au profit de la peinture la plus pure qui soit >>.
Rappelons que ce fameux secret de Picasso n’est autre que le singulier procédé construction/destruction/construction, qui consiste à mutiler, à déstructurer —profondément ou non— une peinture à peine aboutie (voire finie depuis longtemps), pour construire à partir de ses ruines une œuvre nouvelle.

Musée Picasso d’Antibes.



(1) Françoise Gilot, Life with Picasso, McGraw-Hill, 1964.



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Nu couché au lit blanc


1946



La rigueur géométrique de cette grande huile sur fibrociment, exceptionnelle synthèse de deux aspects de l'art de Picasso, n'enlève rien à sa fraîcheur et à sa poésie. Aucun système (1), aucune lourdeur, aucune complication ne viennent abîmer cette femme allongée, audacieusement limitée à elle-même (il n'y a pas d'arrière-plan). Comme toujours dans les oeuvres réussies nous remarquons un très bel équilibre des courbes et des droites. Le fait que la partie droite et la partie gauche du tableau sont hétérogènes (la partie inférieure du corps subit un étirement, le buste est statique) joue un rôle important dans la puissance exprimée. Cette puissance —et c’est le comble du talent — est contenue par une légèreté et une grâce incomparables.
Il existe de la même année un autre nu couché dans la même attitude, bien que très différent, peint sur contreplaqué. Ces deux peintures ont suffisamment impressionné Matisse pour qu’il lui vienne l'idée d'en faire des croquis. Musée Picasso d'Antibes.




(1) Le système est une solution possible aux inévitables problèmes picturaux que rencontre chaque peintre. Il apporte le style —du moins son simulacre— et l'unité qui rassure marchands et acheteurs. Picasso, c'est l’évidence même, n'était à la recherche d'aucun système. S'il a parfois abouti à des procédés, il les a vite abandonnés pour ne les retrouver, a chaque fois sous une forme nouvelle, que dans de courtes périodes d’essoufflement.


 


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Le déjeuner sur l'herbe d’après Manet

1960



Il s’agit du plus beau des Déjeuner sur l’herbe que nous devons à Picasso. Il existe deux autres versions, dont celle conservée à la Staatsgalerie de Stuttgart, qui sont d’une inventivité comparable. Dans les trois cas, la sobriété du dessin et la simplification synthétique des couleurs mettent en lumière l’essentiel. Les corps des deux femmes ont été conçus avec une saisissante liberté de geste. Celui de la femme assise témoigne d’un sens de la forme sans égal. Dans cette version qui montre une remarquable économie de moyens, il est facile de découvrir le dessin qui a servi de base à ce personnage. Il s’agit de la ligne cursive sur laquelle l’arrière de la tête prend appui et qui forme le dos, les fesses, et la jambe droite. Le geste étonnement souple et autoritaire de ce dessin évoque la calligraphie arabe. Il constitue le point fort d’un tableau qui semble réaliser l’alliance idéale du classicisme et de la modernité.
Une arabesque semblable est reprise avec un bonheur égal dans le haut du corps. Elle part du menton pour aller jusqu’au sein gauche en soulignant les deux bras. Les seins sont séparés par le bras gauche avec une superbe audace. Un incomparable chef-d’œuvre.

 

 

 

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Nu dans l'atelier


1953



Cette huile sur toile de format moyen (89 cm x116 cm) donne l'illusion d’être de taille importante lorsqu’elle est vue en reproduction. Ce qui constitue toujours un symptôme positif.
Le fabuleux nu qui est situé au centre d’une forte composition triangulaire en a fait, dès que Picasso a posé ses pinceaux, une sorte de classique.
Elle est un peu abîmée par la couleur du tapis. En effet, certains oranges vifs sont d'emploi problématique pour des raisons d'optique. La question de savoir si Picasso aurait dû obéir à ces lois —qui ne sont pas subjectives mais dépendantes de la nature de l'œil humain— ou, comme il l’a fait, passer outre, reste ouverte. On se souviendra des saisissantes réussites de Gauguin, Ensors, Van Gogh, Bonnard, Gauguin, lorsqu’ils utilisaient ces couleurs.
Ce détail mis à part, cette toile est bien évidemment une exceptionnelle création, un authentique chef-d’œuvre.
En 1984, la galerie suisse Beyeler, à l’occasion d’une exposition sur le thème du nu, a conçu l’affiche de l’exposition avec ce tableau. Cette affiche reproduisait cette toile en portant l’intérêt sur son centre. Le résultat a été positif, puisque, l’attention étant focalisée sur le nu, l’œil n’était pas perturbé par la quantité assez importante d’objets qui l’entoure. Picasso aurait sûrement été intéressé par cette expérience.



Actuellement dans cette galerie suisse.

 


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Femme au rocking-chair


1943



On voit ici l’un des plus extraordinaires tableaux de l'histoire de la peinture.
Exécutée pour une bonne part au couteau, il s’agit d’une des nombreuses femmes assises peintes par Picasso.
Celle-ci est exceptionnelle : rien qui n'exprime la perfection, jusqu'a la ligne légère qui à gauche rejoint le haut de la toile. Tout Picasso est là : invention, liberté, poésie (1).
Simple en apparence, le dessin de la tête doit être bien observé. Sa présence est renforcée par l'extraordinaire ligne noire du fauteuil qui a été étudiée dans d'assez nombreux dessins préparatoires.
Le visage qui pourrait paraître simpliste à première vue, est en réalité étonnamment subtil. Son contour, en ogive à droite, est de ce fait en opposition/rappel avec certaines courbes du fauteuil. A gauche, sa forme anguleuse sert de contrepoint à l’angle droit qui finit la base du buste et permet aussi d’évoquer les carreaux du sol. L’œil droit est curieusement situé dans l'axe du nez, le gauche dans celui de la bouche. Celle-ci se voit réduite à un simple trait. Les yeux, dissemblables dans leur forme et dans leurs proportions, sont très rapprochés et décalés par rapport à  leur axe.
Cette étude succincte du visage pourrait paraître exagérément « technique ». Cependant  ces accords, ces contrastes et ces tensions jouent un rôle important dans notre perception des œuvres d’art sans que nous en soyons vraiment conscient. Ceci n’enlève rien à la désinvolture du geste de Picasso : la Femme au rocking-chair  est une œuvre d’une grande liberté.

L'expression de ce visage subtilement désorganisé nous rappelle l’émotion que nous éprouvons devant certains dessins d'enfants, dont il a manifestement subi l’influence.
On remarquera de quelle manière sont définis la chevelure, la poitrine, les jambes et les pieds du personnage —ces derniers semblant également appartenir au monde de l'enfance— et comment l’acidité du jaune et du vert est équilibrée par des tons neutres et pastels.
Cette femme semble poser, immobile, alors qu'un mouvement de bascule est suggéré par la courbure du carrelage. Picasso n’est pas un peintre du mouvement : « Le rôle de la peinture, pour moi, n’est pas de peindre le mouvement, de mettre la réalité en mouvement. Son rôle est plutôt d’arrêter le mouvement. Il faut aller plus loin que le mouvement pour arrêter l’image. Sinon on court derrière. A ce moment-là seulement, pour moi, c’est la réalité (2) ». Nous pourrions le tenir pour le peintre de la pesanteur et de l’immobilité. Car si quelques toiles mettent en scène des personnages en mouvement, c’est un mouvement définitivement arrêté, état privilégié, présent suspendu, cristallisé par le miracle pictural. D’innombrables personnages sont assis, couchés, endormis, ou solidement calés sur des jambes et des pieds massifs, subissant avec force le poids de la gravitation.
Mais nous devons nous garder d’une impression trompeuse, car de nombreuses natures mortes traitées au crayon de couleur de manière linéaire, des toiles comme La cuisine, d’autres qui montrent des jeux de plage, sont éminemment aériennes. Ce plasticien de la pesanteur est certain jours le peintre d’une incomparable légèreté.


Les mains du personnage, au contour presque entièrement défini par des lignes étrangères à leur propre dessin, sont malgré leur apparente et trompeuse simplicité, extraordinairement inventées. Si elles étaient extraites de la composition elles seraient difficilement identifiables et peuvent être considérées comme le point le plus inventif de ce très singulier tableau.
Au-delà de ces considérations secondaires, il faut revenir aux yeux de ce personnage : son regard absent est aussi le regard innocent d'un animal. Comme les naines et les Ménines peintes par Vélasquez, elle nous dit la difficulté d'être : elle est la somnambule, la Femme qui dort les yeux ouverts.


Collections du Centre Pompidou. Œuvre offerte par Picasso.

 

(1) La subtilité des lignes noires qui construisent le dessin est malheureusement abîmée par la  reproduction. Elles sont en réalités beaucoup moins marquées.

(2) Cité par Helène Parmelin dans Picasso dit, Gonthier, 1966.


 


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Femme assise


1937-1938



Il s'agit du portrait de Marie-Thérèse Walter qui laisse voir, sur la main touchant le visage, deux doigts dont les implantations sont inversées. On prêtera aussi attention à la main posée sur le bras du fauteuil et à l'étrange beauté de ce visage.
Les portraits de cette qualité présentent un inconvénient lié à leur exceptionnelle présence : ils focalisent l'attention, quel que soit le lieu où ils sont accrochés et quels que soient les objets ou œuvres d'art qui leur sont proches. Il en est ainsi pour tous les portraits réussis par Picasso. Dans l'idéal,  ils demandent à  être exposés sur des murs nus.


(Compte tenu du genre de cet essai il m'a paru inutile d'apporter des précisions sur la genèse particulière de cette peinture)

 

 


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Les Ménines, d’après Vélasquez

 



Trois variations sur le thème des Ménines aussi superbement libres qu’inventives.
Elles sont de dimensions identiques : 129 cm x 161cm, et donnent toutes trois l’impression d’être de grande taille, ce qui est toujours le symptôme d’une réussite. Il semble que Diego Vélasquez ne soit représenté que dans celle du haut (élément triangulaire noir et blanc pourvu de mains et comportant une croix christique).
Dans celle qui n’est pas reproduite en couleurs, le miroir, très présent, ressemble un peu à un téléviseur. Tenant compte du propos originel de Vélasquez, on peut se demander s’il s’agit d’une coïncidence ou bien d’une insolite réflexion sur le thème de l’image et de la représentation.
Les œuvres fortes de Picasso déclinées à partir de l’extraordinaire peinture de Vélasquez sont nombreuses. Ces trois-là sont conservées à Barcelone. La liberté qu’elles expriment est telle que l’impressionnant chien qui repose au premier plan dans le chef-d’œuvre de Vélasquez s’y trouve métamorphosé en chat. Sur la toile du milieu il est même devenu une sorte d’innocent chaton blanc !
Lorsqu’on a la chance de les voir in situ, les deux toiles reproduites ici en couleur génèrent un véritable saisissement.


 


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Dessins pour Le déjeuner sur l’herbe


1961



Au moins deux dessins de la série des Déjeuner sur l'herbe seraient d’un grand intérêt présentés dans la collection du musée. Ceux qui sont reproduits ci-dessus sont parmi les plus beaux.

 


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Dessins à l’encre de Chine. Feuilles d’album de dessin


1928



L'intérêt que présente cette page d'album est évident : bien qu’elle donne à voir des recherches ayant des objets pour finalité (on reconnaît quelques sculptures) elle propose un espace bidimensionnel. Elle est donc aussi pur jeu graphique.
Bien que datant de 1928, elle rejoint les préoccupations esthétiques de bon nombre de plasticiens contemporains.




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L’aubade


1942



Dans les textes qui la décrivent, l'atmosphère de cette peinture est ressentie le plus souvent comme tragique. On tient compte de l’époque de sa réalisation (deuxième guerre mondiale) et du caractère monstrueux des personnages. C'est faire une lecture superficielle et oublier que Picasso n'a en réalité jamais cherché à peindre des monstres. Cette grande toile aux couleurs quasiment magiques dégage au contraire une atmosphère d’envoûtante sérénité. Elle est un des sommets de l’art moderne. Difficile à reproduire à cause de ses valeurs de tonalité sombre —d’un extraordinaire raffinement—, l'Aubade demande à être vue dans sa réalité. Comme beaucoup de chef-d’œuvres, elle présente autant d'intérêt à être observée de près que de loin. Prêter attention à l’invention des deux têtes, aux mains du personnage de droite, à son buste, à ses jambes, au corps de l'autre personnage, à l’instrument de musique, à la façon dont est conçu le lit,  à l'équilibre des courbes et des droites. Comme pour la femme au rocking-chair que nous venons de voir, nous contemplons  ici  un parfait exemple d’état de grâce picturale.
Ce fabuleux tableau a lui aussi été offert par Picasso au Musée du Centre Pompidou de Paris.




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Tête de femme

1944



Exécuté en quelques instants avec un pinceau trempé dans l'encre de Chine, ce dessin dit en quelques traits l'essentiel. Il demande à être vu dans ses proportions réelles (65 cmx50 cm), qui mettent en évidence la vie de son trait.
Ce sont les oeuvres de ce genre qu'on devrait appeler en priorité "pièce de musée", terme attribué trop souvent aux pièces exécutées à l’huile et de grandes dimensions.
Pour ce qui concerne l’art moderne, un dessin compliqué cache facilement sa pauvreté sous ses complications. Gaston Chaissac exprimait bien cette idée lorsque, après avoir réfléchi à ses propres difficultés, il disait : "Un dessin n’est pas une vis sans fin, sinon il y a vice". Au contraire, moins un dessin est enjolivé d’effets (un peintre navigateur dirait : plus il se tient au vent de Matisse) plus il doit être inventé, plus sa forme doit être trouvée—pour reprendre un mot des beaux-arts— s’il veut déclencher en nous le réflexe du saisissement.
Certaines œuvres échappent bien évidemment à cet axiome : il s’agit de pièces que nous devons à des artistes qui, au-delà d’une apparente complexité, ont moins cherché à cacher des faiblesses qu’à traduire le frémissement de la vie.
Mais nous avons vu que Picasso tire sont génie pour une bonne part de la simplicité de ses inventions.
Cette encre de Chine est exemplairement simple, exemplairement trouvée.

Actuellement dans une galerie parisienne.

 


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Page du carnet n° 114

1945



Superbe page de variations sur un thème. Ces dessins de crânes qui s'apparentent à ceux que nous avons déjà vus (trois d’entre eux ont abouti à des toiles abordées précédemment)  permettent de souligner un fait significatif : les têtes de mort dessinées et peintes par l’auteur de Guernica ne sont jamais vraiment macabres. D'un des plus vivaces et anecdotiques tabous occidentaux, Picasso fait d'abord naître des émotions formelles.
Les études de crânes ont joué un rôle déterminant dans la réalisation de certains portraits.



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Homme à l'épée


1969



L'année 1969 n’est actuellement pas représentée au musée, sinon par une toile excessivement caricaturale (Le baiser, 26 octobre 1969).
Que dire de cette peinture aussi ludique qu'expressive, aussi extraordinairement libre que poétique ? Sinon qu’elle trouverait naturellement sa place entre la Nature morte à la tête de Taureau et les Déjeuner sur l'herbe…


(Collection privée)

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Femme assise


1941



Cette Femme assise de 1941, huile sur toile de 130 cm x 97 cm, d’une singulière présence, nous donne à voir deux très belles mains (ou si l’on préfère : deux mains très inventives) de type géométrique.
Elle ne figure pas dans les collections de l’Hôtel Salé, qui, à ma connaissance, ne conserve pas d’œuvre de cette espèce. Le catalogue Zervos donne à voir un état primitif de cette toile, qui paraît encore plus enlevé. Cette femme assise a donné naissance à une belle série d’estampes.
L’année 1941 fut une des grandes années pendant lesquelles les toiles fortes furent particulièrement nombreuses. Une seule de ces grandes années —la précédente, 1940, en fut une autre— suffirait pour désigner Pablo Picasso comme peintre de première importance.




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Le chapitre des exemples s'arrête ici. Il pourrait comporter encore bien des pages. Car si les échecs de Picasso ne sont pas rares, ses réussites sont très nombreuses. Une redécouverte de l'oeuvre est plus que jamais souhaitable. Une étude constructive a déjà été faite d’assez nombreuses pièces majeures par les meilleurs spécialistes. Les premières périodes, les Demoiselles d'Avignon, Les Ménines, etc. ont été abordées avec sérieux et profondeur. Mais il reste des centaines de toiles à redécouvrir.
Cet essai a volontairement évité de situer l'homme, son caractère difficile, sa manière d'être en dehors de l’art. Sa vie privée ne nous regarde pas. Elle concerne ses amis et surtout sa famille. Il est juste de dire que les femmes y ont joué un rôle important, chaque nouvelle compagne apportant à la création une impulsion particulière,  un nouveau style.
Si l'on tentait de résumer le travail de Picasso en quelques mots on pourrait choisir : inventivité, mobilité, liberté, puissance. Auxquels il conviendrait d’ajouter ouverture et peut-être sérénité. On peut en effet supposer qu'il a connu assez tôt dans son travail cette tranquillité d'esprit privilégiée qui permet de tout tenter et qui, sous l'effet d'une passion tout à coup apprivoisée, transmute les expériences en réalisations. Une telle sérénité, qui permet d'aborder “tout et n’importe quoi” est d'accès difficile car elle s'appuie sur une vertigineuse introspection (au risque de se perdre) autant qu’elle se nourrit d’une curiosité aiguë (au risque de se disperser). Elle pourrait nous apparaître comme la cousine païenne d'un certain "détachement mystique". L'hypothèse est tentante : la phrase de Jean Renoir "La vie est un état, pas une entreprise" s'applique assez bien à Picasso. De même que cette pensée de Cioran : "On ne peut goûter la vraie saveur des jours que si l’on se dérobe à l'obligation d’avoir un destin", lui convient plus justement qu’il n'y parait (1). Une personnalité aussi forte ne se cerne pas facilement ; surtout lorsqu'elle nous offre des oeuvres dont les thèmes si simples sont si diversement traités. On pourrait trouver des exemples montrant l’homme tourmenté par l'obsession de la réussite. Cependant tout artiste véritable est fait de contradictions. Certains jours Picasso nous échappe ; au-delà du sensible il est ailleurs, dans un lieu où l’espace et le temps ne sont plus les nôtres.
Au moment où entre confusément dans sa conscience l'angoissante certitude qu’elle n’est que l'ébauche d'un être encore futur, l'espèce humaine possède pour la première fois les moyens de sa totale destruction. Le XXème siècle, commencé comme le siècle des possibles, finit comme le siècle des doutes. Pendant ces quatre-vingt dernières années, l’art a connu une effervescence unique, probablement indépassable. Peut-être cette fabuleuse période de création est-elle le miroir, la conséquence de notre incapacité au bonheur. Picasso a pu dire "J’ai donné un sens à la peinture au moment où elle n'en avait plus'`. Son oeuvre qui s'est appuyée sur l’intelligence, la volonté, la générosité, l’audace, nous a donné l'exemple d'une fabuleuse aventure.




(1) On se souvient de la phrase peu banale qu'il a prononcée lors de l'élaboration de la grande exposition du Grand Palais de 1967 : "En somme, c'est l'inventaire de quelqu'un qui s'appelle comme moi".





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Quelques observations faites sur quelques analyses erronnées.
Livre Picasso Cubisme, 1907-1917 de Josep Palau i Fabre




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Le bock
1909-1910


Plante dans un pot
1907



Dans un livre d’art, le choix des œuvres reproduites et l’importance qui leur est donnée, accusent la limite des connaissances d’un auteur. Dans son très gros ouvrage qui comporte 1501 reproductions, non seulement Josep Palau i Fabre ne met pas l’accent sur les œuvres les plus réussies de cette prolifique période, par exemple sur la très belle huile intitulée Le bock (en haut), qu’il reproduit page 159, mais il désigne comme de grandes réussites des peintures qui n’en sont pas. Ainsi est qualifiée de « magnifique » une petite toile d’intérêt mineur intitulée Plante dans un pot (en bas), dans laquelle, de surcroît, il voit « une explosion de fleurs inexistantes ». Le lecteur qui connaît l’effet vivifiant des couleurs complémentaires se fera une opinion. En effet, les deux langues rouges situées entre les tiges de cette plante ne sont pas des  fleurs —existantes ou non (!)— mais de forts accents colorés qui n’ont d’autre but que de donner, par leur opposition à la couleur verte des tiges, de l’énergie visuelle à une modeste peinture qui sans ce contraste en manquerait beaucoup.
Cette explosion de fleurs là où il n’y en a pas est un exemple assez frappant des aberrations auxquelles peut aboutir le délicat jeu des interprétations en peinture. Ce gros livre en est malheureusement émaillé. Quelques phrases, parmi beaucoup d’autres, en donneront une idée : « Cette vue de l’avenue Frochot a l’air d’un adieu. ». « Pourtant, Eva est présente et respire dans la production picassienne de ces années, nous l’apercevons furtivement. Il nous faut une grande réceptivité pour capter sa présence qui se dérobe, au milieu des rideaux, ses yeux nous guettant à travers une fente (…) ». Dans un autre passage, c’est Picasso lui-même qui, dissimulé derrière une peinture définie comme un « violoncelle barbare », épie l’auteur. Plus avant, détaillant deux femmes croquées dans la partie haute d‘un dessin sur papier, l’auteur précise que : « En voyant ces deux femmes, nous ne pouvons nous empêcher de penser à Marie-Thérèse et à Maya…, ce qui viendrait à conférer à ce dessin un contenu prémonitoire. » ( le dessin en question, datant de 1908, si nous tenons compte de l’apparence physique des deux femmes, cette précognition aurait donc au moins cinquante ans d’avance !.. L’effet Forer, plus connu sous le nom d’effet Barnum, et qui consiste, dans son acceptation large, à projeter en une chose ou en un événement ce que nous désirons y voir, se manifeste ici d’une manière évidente). Page 55, nous lisons ce très contestable passage : « Si le corps humain, surtout le corps féminin, est soumis à une distorsion évidente ; si le combat qu’engage Picasso est déjà pour lui un stimulant, il n’en va pas de même avec les natures mortes. L’artiste reste sur un terrain strictement pictural. Il n’a pas à se faire violence ni à faire violence à l’objet. » On trouvera ci-dessous, extraits du livre en question, quelques objets dessinés et peints —parmi beaucoup d’autres— qui prouvent le contraire de cette affirmation, tant leur formes ont subit des transformations. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs difficilement reconnaissables. Il s’agit précisément d’une mandoline, d’une poire, d’un tampon buvard, d’une pomme, d’un coffret, d’une guitare et d’un verre.

 

 

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Les exemples pourraient être très nombreux, mais ces quelques dessins suffisent probablement à montrer que les objets furent eux aussi soumis à d’importantes distorsions. Et malgré ce qu’ils ont subi, on ne peut pas parler à leur encontre de vengeances, de désamour ou de rancœur, comme cela fut possible, en des pages innombrables, avec le corps et le visage des femmes qui ont partagé la vie de Picasso.


Une part très importante de cet ouvrage consiste par ailleurs à préciser le lieu géographique de la réalisation des œuvres. Cela présente-t-il un intérêt essentiel dans une œuvre constituée d’incessants retours en arrière ? On y lit par ailleurs une trop longue suite de descriptions sans réelles explications picturales.
Dans un ouvrage antérieur du même auteur sur le même peintre on trouve, entre autres curiosités, cette très insolite phrase  : « (…) il sculpte deux têtes de mort éblouissantes par leur simplicité et leur densité, au point qu’on pourrait les dire vivantes. Mais de quelle vie ? De celle de la mort ou de celle de la sculpture ? »

 



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Femme avec un éventail


Portrait de Fernande Olivier
1908



Cette huile sur toile permet de mettre l’accent sur une intéressante erreur d’interprétation. Voici en effet ce que nous dit Josep Palau i Fabre au sujet de ce tableau conservé au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg : «  (dans cette toile) Picasso aboutit à une trouvaille dont il faudra tenir compte désormais : alors qu’une des épaules nous est décrite dans sa totalité, l’autre n’existe qu’à partir du moment où la lumière la frappe d’en haut. Il s’agit d’une élision —une des formes de l’abrègement picassien— parfaitement visible ici ».
Il s’agissait en réalité, dans cette œuvre qui, contrairement à ce qu’affirme cet auteur, est loin d’être « d’une importance majeure », de briser —sans que la lumière intervienne d’une façon quelconque—  la symétrie du corps de la femme représentée. L’erreur de lecture est ici manifeste.
Le plus étonnant est que le verso de la page où est reproduite cette peinture comporte un portrait au crayon de Fernande Olivier présentant une asymétrie semblable. Dans ce dessin, exécuté au même moment que l’huile, il est évident que la lumière n’intervient en rien dans l’abaissement de l’épaule gauche. Ce décalage était par ailleurs, pour ce qui concerne la toile, une intervention essentielle car si nous le cachons avec la main cette peinture y perd beaucoup.

 

 

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L’homme au képi


Vers 1915



Josep Palau i Fabre fait une autre erreur lorsqu’il nous dit que le personnage représenté ici « a le regard sévère ».
Les deux cercles qui constituent ce soi-disant regard dépendent en réalité de la sémiotique : ils sont des signes qui ne signifient pas « regard » mais tout simplement « yeux ». Si nous isolons la tête de ce personnage nous obtenons en réalité une face assez inexpressive évoquant éventuellement le visage naïf d’un enfant. Soit tout le contraire d’un militaire au regard sévère.*



*Cette peinture, qui appartient à la collection personnelle de Marina Picasso, a dû beaucoup plaire à Paul Klee si toutefois il a pu la voir.

 



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L’arlequin


1915



Josep Paulu i Fabre, tout comme le célèbre historien de l’art William Rubin, voit dans le visage de L’arlequin, peinture très souvent reproduite, « une expression cruelle », « un soupçon de sadisme ». Il semble oublier que, même chez un chercheur/inventeur comme Picasso, la peinture garde toujours une part de jeu dans son exécution. Ajouter des dents à un sourire (ces deux auteurs parlent d’un rire mais il s’agit en réalité d’un sourire) est un réflexe spontanément ludique. Ce réflexe trouve par ailleurs son écho dans les mains du personnage ; tout comme un sourire comparable a trouvé sa correspondance dans les mains de L’étudiant peint un an plus tôt (en bas) et que nous ne pouvons soupçonner d’une quelconque cruauté.
Dans ce grand tableau, la fragmentation anarchique des losanges et le côté subtilement mal brossé du rectangle de toile vierge (un tableau en devenir) forment le contrepoint nécessaire à la sévère rigueur des grandes structures qui construisent la silhouette du personnage.
Le fait que le visage soit scindé en deux parties bien distinctes appartenant à deux plans différents —un blanc, un noir— témoigne d’une étonnante audace.
L’usage particulier qui est fait du traditionnel costume d’un arlequin aboutit ici à la mise à plat définitive de la cristallisation cubiste.

 

 

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Structure pour une composition
1908 (appelée Mystérieuse ouverture dans le livre de Palau i Fabre)



Enfant aux bras levés
1907



Nous pourrions signaler bien d’autres erreurs dans ce livre. Par exemple, celles concernant les « mystérieuses ouvertures » qui intriguent tant l’auteur, et qui ne sont en fait que des structures à pan coupés ayant pour fonction de renforcer le bâti de certaines compositions (il s’agit d’un encadrement, d’une sorte de rideaux de scène à l’intérieur d’un tableau). Cet artefact, qui joue un rôle important de cohésion dans les Demoiselles d’Avignon, trouve son origine dans les compositions champêtres de Cézanne. On en voit une application dans le petit pastel de droite.



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Naissance du cubisme ?



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Dessin sur le thème des tentations de Saint Antoine

1909


Par ailleurs, parmi les points positifs que comporte son important ouvrage, Josep Paulu i Fabre ose suggérer au bout de quelques pages, qu’après avoir brossé Les demoiselles, Picasso n’était peut-être pas à même de porter un jugement lucide sur cette extraordinaire composition. C’est une suggestion intéressante. En effet, si nous tenons compte de l’âge de Picasso au moment de la réalisation des Demoiselles —il a vingt-cinq ans— nous pouvons imaginer comme possible le fait qu’il fut dépassé par son propre génie.  Et nous pouvons également supposer qu’il le fut aussi plus tard, à d’autres moments de grandes effervescence.
Tout au long de la deuxième partie du vingtième siècle, on s’est posé la question de savoir qui, de Braque ou de Picasso, était à l’origine du cubisme. On se la pose encore.
Sans trop se laisser influencer par la fameuse phrase prononcée par Picasso (pourtant lourde de sens lorsqu’on connaît les deux œuvres) : « Braque, c’était ma femme », une lecture attentive du parcours du peintre français laisse à penser que, relativement émasculé par son passé de décorateur, il manquait probablement de puissance pour inventer le cubisme (en langage de peintre on dirait qu’il n’était pas tout à fait assez « couillu »).
Paulu i Fabre tente d’apporter une réponse définitive à cette question en donnant à lire les nombreux extraits de lettres et de livres suivants :


Max Jacob : « Parce que (pour le cubisme) Picasso avait choisi pour élève non moi, mais Braque ». (1)

Fernande Olivier : « Ce ne fut pas sans l’instinctive révolte du Normand méfiant qu’il est, que Braque arriva au cubisme. Dans une discussion à ce sujet chez Picasso, malgré toutes les raisons de ce dernier, qui ce jour-là se faisait entendre très raisonnablement, très nettement, Braque se refusait à être convaincu. « Mais, finit-il par répondre, malgré tes explications, ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe ou boire du pétrole ! ». Que se passa-t-il dans son esprit après cette profession de foi ? Comment fut-il convaincu si tôt ? Comment crut-il tout à coup à l’avenir du cubisme ? Je ne sais !
Mais, quelques temps après, il exposa aux Indépendants une grande toile de facture cubiste qu’il avait faite, semble-t-il, en secret. Il n’en avait parlé à personne, pas même à son inspirateur Picasso. Espérait-il récolter les fruits de cette nouvelle formule ?  C’était à tenter, puisque Picasso n’exposait jamais. » (2)

Guillaume Apollinaire : « La révolution dont Braque fut l’orateur. » (3)
(On remarquera, dans cette phrase d’Apollinaire, dont on sait avec quel précision il usait de la langue,  que le choix des mots est précis : l’orateur est celui qui parle d’une chose, la fait connaître. Il n’est pas celui qui l’a créée.)

André Salmon : « (La révolution cubiste mise en lumière par Braque) aurait été avancée de deux ou trois ans si Picasso avait exposé, mais le silence lui était nécessaire et qui sait si les moqueries auxquelles fut alors en butte Georges Braque, n’eussent point détourné Picasso du chemin difficile où il avait d’abord marché tout seul. » (4)

André Salmon, encore : « Je rendrai justice à tous et dirai la part de chacun dans la suite. Mais en 1907 il n’y a que Picasso. (5)


Si l’on s’en tient aux témoignages, ceux-là, choisis parmi d’autres dans l’ouvrage de Josep Paulu i Fabre, ne permettent plus le doute : le géniteur du cubisme est bien Pablo Ruiz Picasso.
Cependant, l’historien de l’art William Rubin, reconnu comme chercheur de première importance en matière de cubisme, est convaincu que ces témoins se sont trompés et que nous devons en réalité le cubisme à Georges Braque. Il est suivi en ce sens par d’autres auteurs. Personnellement, je ne considère pas que c’est la période cubiste, aussi inventive et passionnante soit-elle, qui a apporté la preuve du génie de Picasso. Aussi, l’ayant peu étudiée, je n’ai pas de véritable avis sur la question, mais simplement une impression d’atmosphère un peu décorative que j’éprouve devant les œuvres de Braque. Cette impression, ne reposant sur aucune réelle réflexion, présente peu d’intérêt. De toute façon, Picasso n’a pas besoin d’être le géniteur du cubisme (dans la négative, il  aura tenu un rôle de tout premier plan dans sa gestation) pour être le génie pictural dominant du vingtième siècle.

 


(1) Max Jacob, lettre à René Rimbert, in Correspondance.
(2) Fernande Olivier, Picasso et ses amis.
(3) Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes.
(4 et 5) André Salmon, L’art vivant.

 

 


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Etude pour la peinture Les trois femmes


1908



Survolant récemment (et brièvement, ce qu’on me reprochera peut-être) quelques pages d’un texte de Leo Steinberg, l’un des trois plus grands historiens de l’art américains, j’y ai trouvé une très curieuse erreur d’interprétation.
Voici, concernant le dessin de Picasso reproduit ici,  ce que ce célèbre spécialiste de l’art moderne a écrit en 1977 :

<< Prenons maintenant la minutieuse étude au crayon (il s’agit en réalité d’un fusain) pour la figure accroupie à gauche dans les Trois femmes. Le sexe, que ne dissimule aucune draperie, est clairement féminin. Mais remarquons que ses jambes impudiques sont méthodiquement substituées l’une à l’autre, la droite pour la gauche, et réciproquement, la face interne du mollet droit et le pied droit orientés à gauche. >>
Passons sur l’agaçante confusion rédactionnelle de ce passage pour n’en conserver que l’affirmation essentielle : sur ce dessin, la jambe gauche est mise à la place de la droite et réciproquement…
En réalité, il ne se passe rien de tel dans ce dessin. La jambe droite est bien à sa place, tout comme la gauche l’est à la sienne.
On peut imaginer que c’est le renflement du mollet, à droite, qui a induit l’illustre spécialiste en erreur. Effectivement, ce mollet n’obéit pas à la perspective. Mais c’est bien à cause de cette désobéissance que cette jambe est puissamment réussie. Du fait de son rôle perturbateur, elle est, en fait, la partie la plus forte de ce dessin. Leo  Steinberg regarderait-il, certains jours, la peinture comme le ferait un anatomiste ? Espérons que non.
Cette erreur d’interprétation est plus sérieuse qu’elle n’y paraît.  En effet, dans la phrase qui la suit immédiatement, l’auteur nous apprend que cette inversion de jambes est volontaire chez Picasso et qu’elle n’a pas d’autre explication que : <<(…) la mêlée sexuelle, l’affrontement homme/femme, ou une différenciation subliminale de la sexualité.>>. Qu’on me permette de dire qu’il est malaisé de prendre au sérieux des déductions basées sur de telles erreurs d’interprétation. Si Leo Steinberg tient vraiment à s’étonner des authentiques anomalies anatomiques visibles dans la peinture de Picasso pendant la période cubiste (1), il lui suffira, sans chercher loin, de prêter attention au bras levé visible sur ce même dessin : la hauteur atteinte ici par le coude —superbe invention plastique connue depuis les Grecs mais extraordinairement exagérée ici— est tout à fait impossible à un être humain normal. Dans ce fusain, la hauteur du coude comporte au moins la valeur de la hauteur de la tête du personnage en trop, ce qui est vraiment beaucoup. On n’ose imaginer les déductions savantes et pleine de sens qu’on pourrait tirer de cette superbe liberté prise avec l’anatomie humaine…
Les textes de cet auteur sont émaillés de formules littéraires assez étonnantes. Il y est en effet question d’« aisselles redoutables », de « vision de la vérité dans les profondeurs de l’esprit quand les yeux sont fermés (2) »… Trois des Demoiselles d’Avignon, « chacune encapsulée dans ses propres limites spatiales », sont décrites comme des « prédatrices en alerte fixant le visiteur d’un regard vorace »… le célèbre tableau étant par ailleurs défini comme « une mise en scène de peluche terrifiée »…
C’est dommage, car en dehors de cette littérature agaçante et de ses erreurs d’interprétations, Leo Steinberg est assez souvent digne de l’admiration qu’on lui porte et dit parfois des choses intéressantes. Le problème est que lorsque l’on atteint la célébrité personne n’ose plus nous corriger…


(1) il est bien entendu que « la période cubiste » est une formule simplifiée. Nous devrions dire « les » périodes cubistes.

(2) mauvaise citation citation du poète irlandais Yeats



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Post-scriptum



Bien des phrases dites ou écrites par nombre d'auteurs autorisés ou même par des personnalités marquantes, et qui constituent autant d'erreurs de jugement n’ont pas été rapportées dans ce livre. On se souvient que Jung, comme Jean Paul Sartre et Kandinsky, appréciait peu Guernica. Jung n'a-t-il pas dit —cinq avant la réalisation de ce fabuleux chef-d'oeuvre— que l'inspiration de Picasso relevait d'un cas classique de schizophrénie ? On pourrait concevoir tout un livre écrit sur les délires de Max Raphaël, critique marxiste qui a expliqué l’œuvre de Picasso par la lutte sans merci que se livrent la gauche et la droite. Il serait facile de constituer un bêtisier dans lequel cette phrase de Roland Penrose aurait une place de choix : "Le balancement agressif des seins rappelle une croix gammée"(1). Ainsi que celles d’autres auteurs qui voyaient dans l’œuvre de père de Guernica des périodes abstraites, etc.
De nombreux livres ayant pour sujet 1'oeuvre de Picasso me sont passés entre les mains. Peu m’ont paru essentiels, aussi bien en ce qui concerne les textes que 1’iconographie choisie.
Les critiques que j'ai pu leur faire dans cet essai n'empêchent pas les ouvrages que nous devons aux conservateurs du musée Picasso de Paris d'être d'un intérêt incontestable. Leur rédaction est sur bien des plans exemplaire et nombre de leurs analyses sont pertinentes. Je serais donc tenté de les conseiller en priorité a tous ceux que 1’art de Picasso passionne.

 

 

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On pourrait s'étonner du fait que se sont les mains peintes par Picasso que j’ai choisies pour tenter d'établir une typologie. L'étude des autres parties du corps humain, comme l'examen des différents types anatomiques, présenterait pour ce genre de recherche moins d'intérêt. Une investigation poussée concernant les têtes et les visages risquerait de compliquer inutilement notre approche de l'oeuvre et d'aboutir a un développement touffu qui n'aurait que l'apparence de la profondeur. Les mains peintes par Picasso constituent pour une recherche typologique l'idéal sujet d'étude de son travail. Ce qui ne serait pas le cas pour la plupart des autres peintres.

Il m'est récemment venu l'envie de visiter l'exposition Le siècle de Picasso qui s'ouvrait au musée d'art moderne de Paris. Cette exposition comportait, comme toujours, quelques bizarreries d’organisation qu'il n’est pas important de préciser.
Au hasard d'un couloir, je me suis tout a coup trouvé en présence de l'acrobate qui a illustré le livre Rencontre à Montréal, et dont j'ai parlé négativement dans cet essai. Je n'avais jusqu'alors vu ce tableau qu'en photographie (il fait partie d'une collection privée). Les formes m'en apparurent toujours aussi peu "trouvées', mais j'eus la surprise de constater que je n'éprouvais pas, en présence de la toile, cette sorte d'impression désenchantée qui émousse notre plaisir lorsque nous observons une peinture franchement défaite. Cet acrobate étant accroché dans une salle de grandes dimensions, je m'en éloignai d'une dizaine de mètres. Mon étonnement se changea alors en perplexité. D'une façon imprévue, cette peinture me faisait éprouver une impression positive que la simple tranquillité de ses couleurs et de ses lignes n'expliquait pas complètement (cadre très simple en bois naturel, fond gris clair légèrement ocré, douceur du trait de fusain et de la couleur bleu clair du personnage, prédominance des aplats —qui suggèrent toujours le calme— et des courbes). Il émanait d'elle un silence tranquille, une sorte de sérénité. — La première réflexion qui me traversa l'esprit fut celle-ci : notre perception des oeuvres d'art, comme vraisemblablement de toute chose, dépend de notre état d'esprit ; je devais être à cet instant précis dans une ambiance psychologique particulière qui m'était inconsciente et me faisait ressentir favorablement cette peinture.
Mais je réalisai bientôt que j'avais vu la photographie (de grand format et très fidèle) de cet acrobate de nombreuses fois auparavant, avec probablement à chaque occasion des états d'esprit très différents d’un jour à l’autre : elle m’avait toujours produit la même impression négative. Je me posais alors cette question : certaines œuvres d'art ne fonctionnent-elles que lorsqu'elles sont vues dans leurs proportions réelles, ou mieux —et plus troublant— dans leur réalité matérielle ? (Précisons que nous ne parlons pas ici du fait incontestable qu'il y a toujours avantage à observer une toile de visu plutôt qu'en reproduction : un oeil exercé peut se faire une idée assez précise d'une peinture reproduite, surtout lorsqu' il s'agit, comme c'est le cas pour L'acrobate, d'une oeuvre essentiellement graphique). ¬ La troisième réflexion qui me vint alors à l’esprit fut celle-ci : cette toile appelée L'acrobate semblait posséder une dimension, un "pouvoir", qui disparaissait lorsqu' elle était vue en reproduction. Tout se passait comme si sa reproduction ne conservait que l'écho, que le fantôme de l'oeuvre originale. Etrange impression, confirmée par une deuxième visite au musée d'art moderne. Cette deuxième visite eut lieu en compagnie d'une personne qui, elle aussi, avait rejeté sans appel et avec des critiques précises et éclairées la reproduction de L’acrobate que je lui avais montrée plusieurs fois. A la vue du tableau original cette amie m'a simplement dit qu'elle pensait qu'une toile si particulière n’entrait, en fait, peut-être pas dans le champs de la critique d’art. Je n'étais pas loin, à ce moment-là, d'une hypothèse irrationnelle, du soupçon d'une improbable "troisième dimension de la peinture". L'idée inconfortable de magie se montrait tentante.
Il est vrai que si l'on a abusivement prétendu certains artistes magiciens, Picasso est bien celui qui aurait pu revendiquer ce titre. Cet homme qui exerçait un pouvoir de séduction aiguë —une sorte de puissant magnétisme— qui croyait au pouvoir de certains objets mais n’en avait pas peur, et qu'on a vu un jour regardant le soleil les yeux grands ouverts, correspond assez bien à l'idée que nous pourrions nous faire d'un magicien.
Picasso magicien est bien sûr moins une hypothèse qu'une rêverie. Ce dont nous pouvons être sûrs c'est que son génie nous échappe : comprendre comment il fonctionne ne l’explique en rien. Il n’est pas absurde de croire qu’un seul de ses grands chef-d’œuvres aurait pu mobiliser la vie entière d’un autre peintre, avec bien peu de chances d’aboutir. Le génie porté à cette hauteur peut nous donner quelques vertiges.
Cette visite au musée d'art moderne devait me réserver une autre surprise. Il s'y trouvait exposée, avec d'autres peintures, dessins et sculptures de différents artistes d'inégal intérêt, une sculpture de grande taille en bronze patiné, due elle aussi a Picasso, et qu'on appelle La femme au vase. Donnée par Picasso lui-même par voeu testamentaire, elle est conservée depuis quelques années au musée du Prado (2).
Je fis, intrigué, plusieurs fois le tour de cette sculpture insolite qui fut réalisée en 1933 et qui n'est pas loin, dans sa grâce pataude, des Venus archaïques de l'aube de l'humanité. Ce personnage monstrueux, qu'on croirait issu d'un rêve improbable, s'imposait avec une force que l'extrême simplicité de sa forme, l'énormité de sa masse, et l'insolite et terrible expression de son visage minuscule n'expliquaient tout à fait. La femme au vase semblait être, comme L'acrobate, une oeuvre située au-delà de toute notion de critique. Cette sculpture qui porte en castillan le titre de Doma oferente (La Dame qui offre), me donnait~elle aussi l'occasion d'un doute. Une ultime question me vint alors à l'esprit : les oeuvres qui dépassent le concept de critique d'art font-elles partie du concept ou le réduisent-elles à néant ?
Je suis sorti du musée l'esprit troublé par une peinture ratée qui “fonctionnait” et par une sculpture incompréhensible. J'étais cependant secrètement réjoui : la Dame qui offre m'avait également donné la certitude que le doute n'est pas forcement un état d'esprit désagréable ... Voilà qui réduisait, sous la pluie de ce jour de décembre 1987, la critique d'art à peu de choses ; à ce qu'elle a probablement toujours été : un passe-temps distingué.
J'ai, depuis, admis que ces oeuvres particulières font partie du concept, et n'empêchent pas la critique de fonctionner. Mais aussi qu’avec elles un peu du mystère Picasso demeure.
Si ce livre présente quelque intérêt je le dédie à la mémoire de cet homme si surprenant.




(1) Description de la Femme qui se coiffe,  peinte à Royan peu avant l'arrivée des Allemands. (Catalogue de la Tate Gallery Londres, 1960)

(2) Un deuxième tirage de ce bronze a été placé sur sa tombe en 1973, dans le jardin du château de Vauvenargues.


 


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Certaines oeuvres reproduites dans cet essai sont actuellement conservées dans les réserves du musée. Elles seront exposées ultérieurement.
S'il est exact que les collections de l'Hôtel Salé renferment de nombreuses oeuvres auxquelles leur auteur était sentimentalement attaché, et d'autres qu'il considérait comme des jalons importants, elles montrent aussi des pièces qu'il gardait près de lui simplement parce qu'il les jugeait non abouties (par exemple Le buffet de Vauvenargues).

Malgré les erreurs qu'ils contiennent, les trois ouvrages que nous devons aux conservateurs du musée, écrits avec une rare simplicité et une remarquable clarté, sont d'une très agréable lecture.
L'architecture intérieure du musée a été bien conçue. Les collections y sont dans l'ensemble présentées avec attrait ; mais l'idée de situer le musée dans un hôtel particulier du 17eme siècle pour la simple raison que Picasso avait toujours vécu dans des demeures anciennes n'a guère de sens. On espérait ainsi, à l'origine du projet, “ restituer un peu l'atmosphère d'un lieu de création" (idée naïve exprimée dans la Revue de l'art n° 68, édition du C.N.R.S.). Ce n'était pas l'ancienneté, ni le style des demeures habitées par Picasso qui leur donnaient leur vie si particulière, mais l'ambiance baroque issue pour une bonne part du désordre qui y régnait. Cette partie de son oeuvre que Picasso gardait près de lui ne sera "chez elle" dans aucun musée du monde.
D'autre part, si des oeuvres isolées de Picasso peuvent exister dans n'importe quel contexte ( surtout lorsqu'il s'agit de lieux habités ), toute collection importante s'accordera mieux avec la rigueur et l'esprit d'une architecture moderne conçue pour elle. La lumière naturelle, surtout, sera toujours plus efficacement distribuée dans un lieu construit spécifiquement.
On pourra donc regretter quelques-unes des solutions qui avaient été envisagées par les autres architectes ainsi que l'idée d'une construction entièrement contemporaine suggérée un moment par la famille du peintre.
Enfin, il est probable que des sculptures comme le groupe des Baigneurs auraient été davantage mises en valeur dans le projet de Roland Castro qu'elles ne le sont dans l'actuel jardin, qui manque singulièrement d'attraits. Il est d'ailleurs peu visité.

Certaines salles des sous-sols gagneraient à voir leur éclairage renforcé. La lumière du jour y tombe par d'étroits soupiraux.Les appliques prévues pour la seconder manquent de puissance. La discrétion de cet éclairage a été décidée pour trois raisons : d'abord afin de créer une ambiance en accord avec l'époque —celle de la deuxième guerre mondiale—  qui a vu naître un certain nombre des oeuvres exposées au sous-sol. Ensuite, pour éviter le surcroît de chaleur que produiraient des lampes plus fortes ; et, bien évidemment, dans le souci de la bonne conservation des peintures. Aucune de ces trois raisons n’est, dans ce cas précis, impérative. L'éclairage artificiel pourrait dans ces salles être avec avantage rehaussé de quelques degrés ; même s'il fallait pour cela en changer la conception.
Il serait malgré tout injuste de ne pas reconnaître à l'architecte Roland Simounet de nombreuses et heureuses initiatives qui rendent agréable la visite du musée. La plupart des salles du rez-de-chaussée et des étages sont d’incontestables réussites. Mais l’idée que "le plus moderne des peintres n'avait pas besoin de trop neuf" ( Revue de l'art n°68, déjà citée, s'appuie sur une réflexion superficielle du même genre que celle qui est a l'origine du choix de la musique de jazz pour la bande son de certains films ayant Picasso pour sujet. Le jazz s'accorde en réalité assez mal —en tout cas celui qu'on choisit sans discernement— avec la modernité de Picasso, qui en revanche s'entend assez bien, si l'on veut absolument ajouter de la musique à sa peinture, avec les compositions modernes qui vont de Erik Satie à Olivier Messiaen, en passant bien sûr par Schönberg, Prokofiev, Stravinsky, Bartok (1), et bien d'autres compositeurs contemporains qui ont su ajouter à l'humour et à la fantaisie le sentiment du tragique et une profonde dimension poétique (2). Les grands musiciens contemporains de Picasso ont en commun avec lui une sensibilité dont l'humanité est immédiatement perceptible. Comme lui, ils ont exploré les sources populaires et même primitives qui ont permis à leurs fortes individualités de bouleverser les habitudes et de trouver de nouvelles formes. Ils sont eux aussi partis du simple, parfois du dérisoire, pour atteindre la profondeur. Nombre de leurs pages, par leur transparence, leur fantaisie, l’ambiguïté tonale de leurs harmonies, la singularité de leur écriture, sont assez proches de la peinture de Picasso. Certaines semblent avoir été écrites pour ses innombrables femmes assises, natures mortes, baigneuses au ballon, enfants jouant, chats tueurs d'oiseaux et autres simples cuisines devenues par la force du talent lieux de réflexion, théâtres cosmiques (3).
Si l'on tient à choisir le jazz, on devra le faire avec encore plus d'intuition. Dans tous les cas il faut garder présent a l'esprit qu'a partir de 1907 et dans ses moments les plus intenses, la peinture de Picasso, même lorsqu'elle nous donne l'impression justifiée d'être libre, est complexe. Y adjoindre de la musique n'est pas facile, même lorsqu'elle est écrite sur mesure. En 1956, après y avoir longtemps songé, Francis Poulenc, s'inspirant d'un poème de Paul Eluard, a composé d'après quelques toiles de Picasso une courte mélodie qu'il voulait, selon ses propres mots, d'un ton "altier" et avec un "côte impératif". Le musicien, pas plus que le poète, ne fut à la hauteur du peintre (4).

 


(1) Nous avons pris l'habitude de considérer Picasso comme essentiellement méditerranéen. C'est trop le limiter : l'exceptionnelle richesse de son oeuvre permet aisément d'y trouver des résonances universelles .

(2) On peut s’étonner du fait que l’adjectif « poétique » qualifie rarement la musique et les musiciens. Comme si notre habituelle distraction nous avait convaincu de son usage exclusif pour la littérature.

(3) Pour ce dernier qualificatif, revoir la grande toile intitulée La cuisine.


(4 ) Le travail du peintre, Phonothèque Nationale, Emi 2C 165-t623S (enregistrement maintenant introuvable dans le commerce)



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“(…) Cet après-midi-là, je crois bien que nous avons regardé plus de deux cents tableaux, et nous avons senti ressusciter une conception ancienne de la peinture, nous avons retrouvé les raisons d'un amour enfantin, d'un temps où la peinture signifiait peinture et rien d'autre. Tous ces signes, ces inventions de couleur, les choses, les objets représentés, acquéraient une simplicité, un naturel extraordinaires, et le véritable mystère qui en émanait, c'était le mystère des choses elles-mêmes, qui défilaient sous nos yeux comme elles étaient passées sous ses propres yeux,
A un moment donné, Picasso déclara qu'au fond, la peinture était quelque chose de très simple et que tout ce qu'il venait de nous montrer lui semblait en être assez proche. C'est peut-être cela qui est mort avec lui. Il nous sera difficile de retrouver cette manière de comprendre son art, simplement, sans métaphysique, sans éléments troubles, sans superpositions ni séparations. D'éprouver, avec lui, le même sentiment et de savoir que la peinture peut être quelque chose de naturel."



Renato Guttuso, Connaître Picasso , Hachette, 1974




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Remerciements :

Au musée Picasso de Paris pour les facilités qui ont été accordées à mes visites.
Aux personnel de la documentation du Centre Pompidou de Paris pour son accueil lors de mes recherches dans la documentation Zervos.
A la Succession Picasso pour son offre désintéressée. A la famille de Roger Caillois. A François Nourricier. A Carl Zimmerling pour les vues inédites prises dans le musée.



Crédit photographique et copyright :

SPADEM. MNAM centre Pompidou. Succession Picasso. Galerie Bayeler, Basel. Réunion des musées nationaux. Carl Zimmerling. Fondacion Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte. Musée Picasso, Paris. Editiones poligrafa, SA Barcelona. MOMA New York. Musée Picasso, Antibes. Museu Picasso, Barcelone. DPC du Centre Pompidou. Giraudon. A.P. Galerie Louise Leiris. Archives Taschen. Alexis Lecomte (pour la sculpture Zukuma).

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